Lettre *735, 1679 (Sévigné)

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1679

*735. DE MADAME-DE SÉVIGNÉ AU COMTE ET À LA COMTESSE DE GUITAUT.

À Livry, 26e septembre.

Madame de Grignan se porte à merveilles : voilà un très-beau commencement de lettre, avec tous les détails de votre entrevue, contés d’une manière qui me plaît fort ; car j’aime premièrement votre style, et puis j’aime les 1679 détails de ce qui touche les gens que j’aime. Je suis donc bien contente jusque-là mais cette colique, mon pauvre Monsieur, me donne bien de l’inquiétude : cela vient d’une âcreté de sang qui cause tous ses maux ; et quand je pense combien elle se soucie peu de l’apaiser, de le rafraîchir, et qu’elle va trouver l’air de Grignan, je vous assure qu’il s’en faut bien que je sois en repos. Vous me remettez un peu par le compliment du père du précepteur, qui fut reçu dans une position si convenable à sa vocation[1]. N’admirez-vous point son opiniâtreté à ne vouloir pas se servir de votre litière ? Quelle raison pouvoit-elle avoir ? Avoit-elle peur de ne pas sentir tous les cruels cahots de cette route ? Puisqu’elle a tant de soin du petit minet, que ne le mettoit-elle auprès d’elle ? Quelle façon, quelle fantaisie musquée ! Tout ce que je dis est inutile, mais je ne puis m’empêcher d’être en colère. Dites le vrai, mon cher Monsieur : vous l’avez trouvée bien changée ; sa délicatesse me fait trembler. Je suis toujours persuadée que si elle vouloit avoir de l’application à sa santé, elle rafraîchiroit ce sang et ce poumon qui fait toutes nos frayeurs. Vous me demandez ce que je fais : hélas ! je suis courue dans cette forêt cacher mon ennui. Vous devriez bien m’y venir voir ; nous causerions ensemble deux ou trois jours, et puis vous remonteriez sur l’hippogriffe (car je suppose que vous auriez pris cette voiture plutôt que la litière), et vous retourneriez aux sermons du P. Honoré[2]. Ma fille 1679 m’écrit de Chagny[3] et m’en parle, en passant légèrement sur cette colique, et me parlant presque autant de vous que vous me parlez d’elle. Elle fait mention de Mme  de Leuvilie[4], de M. de Senetz[5], et s’arrête fort sur l’endroit du cuisinier, qu’elle ne peut digérer : il faut songer à la consoler sur ce point.

Que faites-vous cet hiver ? Serez-vous encore dans votre château ? On dit que vous êtes grosse, Madame : quand on accouche aux îles, on accouche bien à Époisse. J’aime toujours à savoir les desseins de ceux que j’aime. Les miens sont de garder le bon abbé au coin de son feu tout l’hiver. Vous avez su comme il s’est tiré de la fièvre ; il a présentement un gros rhume qui m’inquiète.

Adieu, Monsieur : je vous remercie de votre grande lettre ; elle marque l’amitié que vous avez et pour celle de qui vous parlez, et pour celle à qui vous parlez. Écrivez-moi quand vous aurez vu M. de Caumartin[6]. Ne parlâtes-vous de rien avec ma fille[7] ?

Le bon abbé vous fait mille et mille compliments tout pleins d’amitié.

Suscription : À Monsieur Monsieur le comte de Guitault, chevalier des ordres du Roi, à Semur. A gauche de l’adresse, au coin supérieur, on lit : Semur en Auxois[8].


  1. Lettre 735 (revue sur l’autographe). 1. Dans l’original on lirait plutôt vacation que vocation.
  2. 2. Ce père prêchait alors à Semur, où le comte et la comtesse de Guitaut avaient été passer plusieurs jours pour l’entendre : voyez une note de Bussy, qui se trouva aux mêmes sermons (tome IV, p. 456 de sa Correspondance) ; voici le portrait que Bussy fait de lui dans une autre note (p. 449) « J’allai à Semur (le 10 septembre 167g) entendre le P. Honoré, de Cannes, dont je fus fort fait. Il n’avoit nul ordre dans ce qu’il disoit, mais il prêehoit avec un grand zèle, et il persuadoit parce qu’on ne pouvoit douter qu’il ne fût persuadé. Il avoit le visage mortifié, et il pleuroit presque toujours à la fin de ses sermons. Il redisoit plusieurs fois un même mot, et il disoit qu’il le faisoit exprès pour mieux imprimer les choses dans l’esprit de ses auditeurs. Enfin le fruit qu’il faisoit dans ses missions montroit bien qu’il étoit un grand maître en l’art de toucher les cœurs. Je l’entendis trois fois en deux jours que je fus à Semur. »
  3. 3. Chagny, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Chalon (Saône-et-Loire), à quatre lieues de Chalon.
  4. 4. Voyez tome II, p. 416, note 8, et tome III, p. 288, note 4.
  5. 5. Ce nom a été raturé et est à peu près illisible dans l’autographe. Senetz est une des formes auxquelles les traits de l’écriture paraissent le mieux se prêter. Dans la première impression, on a donné Seucès.
  6. 6. Beau-frère de Mme  de Guitaut. Voyez tome I, p. S20, note 4.
  7. 7. Cette phrase, ainsi que la précédente, est écrite à la marge ; la suivante, sur le verso qui porte l’adresse.
  8. 8. L’autographe a un cachet de cire rouge parfaitement conservé.