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Lettre 109, 1670 (Sévigné)

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109. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 25e juin.

Vous m’avez écrit la plus aimable lettre du monde ; j’y1670 aurois fait plus tôt réponse, sans que j’ai su que vous couriez par votre Provence[1]. Je voulois d’ailleurs vous envoyer les motets que vous m’aviez demandés[2] : je n’ai pu encore les avoir ; de sorte qu’en attendant, je veux vous dire que je vous aime toujours très-tendrement, et que si cela peut vous donner quelque joie, comme vous me le dites, vous devez être l’homme du monde le plus content. Vous le serez sans doute beaucoup du commerce que vous avez avec ma fille : il me paroît très-vif de sa part. Je ne crois point qu’on puisse plus vous aimer qu’elle vous aime. Pour moi, j’espère que je vous la rendrai saine et entière, avec un petit enfant de même, ou j’y brûlerai mes livres. Il est vrai que je ne suis pas habile, mais je sais bien demander conseil, et le suivre ; et ma fille de son côté contribue fort à sa conservation.

J’ai mille compliments à vous faire de M. de la Rochefoucauld et de son fils[3] ; ils ont reçu tous les vôtres. Mme de la Fayette vous rend mille grâces de votre souvenir, aussi bien que ma tante[4], et mon abbé[5], qui aime votre femme de tout son cœur : ce n’est pas peu, car si elle n’étoit pas bien raisonnable, il la haïroit le plus franchement du monde.

Si l’occasion vous vient de rendre quelque service à un gentilhomme de votre pays, qui s’appelle Valcroissant[6], je vous conjure de le faire : vous ne me sauriez donner une marque plus agréable de votre amitié. Vous m’avez promis un canonicat pour son frère[7] ; vous connoissez toute sa famille. Ce pauvre garçon étoit attaché à M. Foucquet ; il a été convaincu d’avoir servi à faire tenir une de ses lettres à sa femme ; sur cela il a été condamné aux galères pour cinq ans : c’est une chose un peu extraordinaire. Vous savez que c’est un des plus honnêtes garçons qu’on puisse voir, et propre aux galères comme à prendre la lune avec les dents.

Brancas[8] est fort content de vous, et ne prétend pas vous épargner quand il aura besoin de votre service. Il est persuadé qu’il vous a donné une si jolie femme, et qui vous aime si tendrement, que vous ne pouvez jamais en faire assez pour vous acquitter envers lui. Adieu, mon très-cher Comte, je vous embrasse de toute la tendresse de mon cœur.


  1. Lettre 109. — Le comte de Grignan était depuis peu en Provence, où le service du Roi l’avait obligé de se rendre : voyez la Notice, p. 109, et sur ces lettres de sa belle-mère, p. 111 et suivantes. Mme de Grignan était demeurée à Paris à cause de sa grossesse.
  2. Mme de Sévigné nous apprend dans la lettre du 2 juin 1672, que le musicien le Camus estimait fort la voix et la science musicale du comte de Grignan.
  3. Le prince de Marsillac, né en 1634, mort en 1714, grand maître de la garde-robe (1672), et grand veneur de France.
  4. La marquise de la Trousse. Voyez la note 14 de la lettre 26.
  5. Christophe de Coulanges, abbé de Livry.
  6. Le chevalier de Perrin et tous les éditeurs après lui avaient laissé ce nom en blanc. Walckenaer (tome III, p. 295) nous apprend que ce gentilhomme si dévoué à Foucquet s’appelait Valcroissant. Accompagné d’un écuyer du surintendant, nommé la Forest, il avait pénétré dans le château de Pignerol, et essayé de suborner des soldats de la compagnie du gouverneur. Ces menées furent découvertes ; leurs auteurs parvinrent à s’enfuir en Savoie, où Saint-Mars les fit arrêter. La Forest fut pendu, et Valcroissant, traduit devant le conseil souverain de Pignerol, fut condamné à cinq ans de galères. Mme de Sévigné et Mlle de Scudéry écrivirent au maréchal de Vivonne, général des galères, qui sollicita la grâce de Valcroissant auprès du Roi, et lui obtint une commutation de peine. Voyez la fin de la lettre du 28 novembre 1670. Nous apprenons par une autre lettre de Mme de Sévigné (26 novembre 1688) que plus tard Valcroissant, employé comme inspecteur par Louvois, eut l’occasion d’être utile au jeune marquis de Grignan.
  7. Sans doute au chapitre de l’église collégiale de Grignan, fondé en 1512, et qui relevait immédiatement du saint-siège.
  8. Charles, comte de Brancas, marquis de Maubec et d’Apilli, chevalier d’honneur d’Anne d’Autriche, mort en 1681, était frère puîné du duc de Brancas Villars. C’est le Brancas si renommé par ses distractions, le Ménalque de la Bruyère. Sa femme, Susanne Garnier, avait été fort compromise par les papiers de Foucquet. Nous avons vu (lettre 72) que l’une de ses deux filles avait épousé le prince d’Harcourt, cousin du comte de Grignan. Brancas avait beaucoup contribué au mariage de ce dernier avec Mlle de Sévigné.