Lettre 117, 1670 (Sévigné)

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117. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 28e novembre.

Ne parlons plus de cette femme, nous l’aimons au delà de toute raison. Elle se porte très-bien, et je vous écris en mon propre et privé nom. Je veux vous parler de Monsieur de Marseille[1], et vous conjurer, par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes conseils sur votre conduite avec lui. Je connois les manières des provinces, et je sais le plaisir qu’on y prend à nourrir les divisions ; en sorte qu’à moins que d’être toujours en garde contre les discours de ces messieurs, on prend insensiblement leurs sentiments, et très-souvent c’est une injustice. Je vous assure que le temps ou d’autres raisons ont changé l’esprit de Monsieur de Marseille. Depuis quelques jours il est fort adouci ; et pourvu que vous ne vouliez pas le traiter comme un ennemi, vous trouverez qu’il ne l’est pas. Prenons-le sur ses paroles, jusqu’à ce qu’il ait fait quelque chose de contraire. Rien n’est plus capable d’ôter tous les bons sentiments, que de marquer de la défiance ; il suffit souvent d’être soupçonné comme ennemi, pour le devenir : la dépense en est toute faite, on n’a plus rien à ménager.

Au contraire, la confiance engage à bien faire : on est touché de la bonne opinion des autres, et on ne se résout pas facilement à la perdre. Au nom de Dieu, desserrez votre cœur, et vous serez peut-être surpris par un procédé que vous n’attendez pas. Je ne puis croire qu’il y ait du venin caché dans son cœur, avec toutes les démonstrations qu’il nous fait, et dont il seroit honnête d’être la dupe, plutôt que d’être capable de le soupçonner injustement. Suivez mes avis, ils ne sont pas de moi seule : plusieurs bonnes têtes vous demandent cette conduite, et vous assurent que vous n’y serez pas trompé. Votre famille en est persuadée : nous voyons les choses de plus près que vous ; tant de personnes qui vous aiment, et qui ont un peu de bon sens, ne peuvent guère s’y méprendre.

Je vous mandai l’autre jour que M. le premier président de Provence étoit venu de Saint-Germain exprès, aussitôt que ma fille fut accouchée, pour lui faire son compliment : on ne peut témoigner plus d’honnêteté, ni prendre plus d’intérêt à ce qui vous touche. Nous l’avons revu aujourd’hui ; il nous a parlé le plus franchement et le mieux du monde sur l’affaire que vous ferez proposer à l’assemblée[2].

Il nous a dit qu’on vous avoit envoyé des ordres pour la convoquer, et qu’il vous écrivoit pour vous faire part de ses conseils, que nous avons trouvés très-bons. Comme on ne connoît d’abord les hommes que par les paroles, il faut les croire jusqu’à ce que les actions les détruisent. On trouve quelquefois que les gens qu’on croit ennemis, ne le sont point ; on est alors fort honteux de s’être trompé ; il suffit qu’on soit toujours reçu à se haïr, quand on y est autorisé. Adieu, mon cher Comte, je me fonde en raison, et je vous importune.

Mme de Coulanges[3] m’a mandé que vous m’aimiez ; quoique ce ne me soit pas une nouvelle, je dois être fort aise que cette amitié résiste à l’absence et à la Provence, et qu’elle se fasse sentir dans les occasions.

J’ai bien à vous remercier des bontés que vous avez eues pour Valcroissant[4] ; il m’en est revenu de grands compliments. Le Roi a eu pitié de lui ; il n’est plus sur les galères, il n’a plus de chaîne, et demeure à Marseille en liberté.

On ne peut trop louer le Roi de cette justice et de cette bonté.


  1. LETTRE 117. — 1. Toussaint de Forbin Janson, évêque de Digne en 1658, de Marseille en 1668, de Beauvais en 1679, cardinal en 1690, et grand aumônier de France en 1706. Il fut ambassadeur extraordinaire en Pologne en 1673, puis de nouveau en 1680, et longtemps ambassadeur à Rome. En Pologne, il eut une grande part à l’élection de Jean Sobieski. Il mourut à quatre-vingt-trois ans, en 1713. Sur ses longs démêlés avec le comte de Grignan, voyez la Notice, p. 109, 125 et suivantes.
  2. 2. L’assemblée des états de Provence, qu’on appelait l'Assemblée des Communautés. Sur l’affaire que devait y proposer le comte de Grignan, voyez la Notice, p. 125.
  3. 3. Mme de Coulanges était alors à Lyon, chez l’intendant du Gué Bagnols, son père.
  4. 4. Ici encore le nom était resté en blanc. Voyez la note 6 de la lettre 109.