Lettre 132, 1671 (Sévigné)

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1671

132. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 9e février.

Je reçois vos lettres, ma bonne, comme vous avez reçu ma bague ; je fonds en larmes en les lisant ; il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié ; il semble que vous m’écriviez des injures ou que vous soyez malade, ou qu’il vous soit arrivé quelque accident, et c’est tout le contraire : vous m’aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d’une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse, et lorsque j’apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l’état où je suis. Vous vous avisez donc de penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m’écrire vos sentiments que vous n’aimez à me les dire. De quelque façon qu’ils me viennent, ils sont reçus avec une tendresse et une sensibilité qui n’est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu’il est possible de sentir de tendresse ; mais si vous songez à moi, ma pauvre bonne, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous : c’est ce que les dévots appellent une pensée habituelle ; c’est ce qu’il faudroit avoir pour Dieu, si l’on faisoit son devoir. Rien ne me donne de distraction ; je suis toujours avec vous ; je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n’approchera jamais de moi : je suis toujours dans les grands chemins ; il me semble même que j’ai quelquefois peur qu’il ne verse ; les pluies qu’il fait depuis trois jours me mettent au désespoir ; le Rhône me fait une peur étrange. J’ai une carte devant les yeux ; je sais tous les lieux où vous couchez : vous êtes ce soir à Nevers, et vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre. Je n’ai pu vous écrire qu’à Moulins par Mme de Guénégaud. Je n’ai reçu que deux de vos lettres ; peut-être que la troisième viendra ; c’est la seule consolation que je souhaite ; pour d’autres, je n’en cherche pas. Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble ; cela viendra peut-être, mais il n’est pas venu. Les duchesses de Verneuil[1] et d’Arpajon[2] me veulent réjouir ; je les prie de m’excuser : je n’ai jamais vu de si belles âmes qu’il y en a en ce pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez Mme de Villars[3] à parler de vous, et à pleurer ; elle entre bien dans mes sentiments. Hier je fus au sermon de Monsieur d’Agen[4] et au salut ; chez Mme de Puisieux, chez Monsieur d’Uzès[5], et chez Mme du Puy-du-Fou[6], qui vous fait mille amitiés. Si vous aviez un petit manteau fourré, elle auroit l’esprit en repos. Aujourd’hui je m’en vais souper au faubourg, tête à tête[7]. Voilà les fêtes de mon carnaval. Je fais tous les jours dire une messe pour vous : c’est une dévotion qui n’est pas chimérique. Je n’ai vu Adhémar[8]

qu’un moment ; je m’en vais lui écrire pour le remercier de son lit ; je lui en suis plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir, ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du potage, et servez-vous de tout le courage qui me manque. Je ferai savoir des nouvelles de votre santé. Continuez de m’écrire. Tout ce que vous avez laissé d’amitié ici est augmenté : je ne finirois point à vous faire des baisemains, et à vous dire l’inquiétude où l’on est de votre santé.

Mlle d’Harcourt fut mariée avant-hier ; il y eut un grand souper maigre à toute la famille ; hier un grand bal et un grand souper au Roi, à la Reine, à toutes les dames parées : c’étoit une des plus belles fêtes qu’on puisse voir.

Mme d’Heudicourt est partie avec un désespoir inconcevable, ayant perdu toutes ses amies, convaincue de tout ce que Mme Scarron avoit toujours défendu, et de toutes les trahisons du monde[9]. Mandez-moi quand vous aurez reçu mes lettres. Je fermerai tantôt celle-ci, avant que d’aller au faubourg.

Lundi au soir.

Je fais mon paquet, et l’adresse à M. l’intendant à Lyon[10]. La distinction de vos lettres m’a charmée : hélas ! je la méritois bien par la distinction de mon amitié pour vous.

Mme de Fontevrault[11] fut bénite hier ; MM. les prélats furent un peu fâchés de n’y avoir que des tabourets.

Voici ce que j’ai su de la fête d’hier[12] : toutes les cours[13] de l’hôtel de Guise[14] étoient éclairées de deux mille lanternes. La Reine entra d’abord dans l’appartement de Mlle de Guise[15], fort éclairé, fort paré ; toutes les dames

parées se mirent à genoux autour d’elle, sans distinction de tabourets : on soupa dans cet appartement. Il y avoit quarante dames à table ; le souper fut magnifique. Le Roi vint, et fort gravement regarda tout sans se mettre à table ; on monta en haut, où tout étoit préparé pour le bal. Le Roi mena la Reine, et honora l’assemblée de trois ou quatre courantes, et puis s’en alla souper au Louvre avec la compagnie ordinaire. Mademoiselle ne voulut point venir à l’hôtel de Guise[16]. Voilà tout ce que je sais.

Je veux voir le paysan de Sully[17] qui m’apporta hier votre lettre ; je lui donnerai de quoi boire : je le trouve bien heureux de vous avoir vue. Hélas ! comme un moment me paroîtroit, et que j’ai de regret à tous ceux que j’ai perdus ! Je me fais des dragons[18] aussi bien que les autres. D’Irval[19] a ouï parler de Merlusine : il dit que c’est bien employé, qu’il vous avoit avertie de toutes les plaisanteries qu’elle avoit faites à votre première couche[20] ; que vous ne daignâtes pas l’écouter ; que depuis ce temps-là il n’a pas été chez vous. Il y a longtemps que cette créature-là parloit très-mal de vous ; mais il falloit que vous en fussiez persuadée par vos yeux. Et notre Coadjuteur[21], ne voulez-vous pas bien l’embrasser pour l’amour de moi ? N’est-il pas encore Seigneur Corbeau pour vous ? Je desire avec passion que vous soyez remise comme vous étiez. Hé, ma pauvre fille ! hé ! mon Dieu ! a-t-on bien du soin de vous ? Il ne faut jamais vous croire sur votre santé : voyez ce lit que vous ne vouliez point ; tout cela est comme Mme Robinet[22]. Adieu, ma chère enfant, l’unique passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie. Aimez-moi toujours, c’est la seule chose qui peut me donner de la consolation.


  1. LETTRE 132. — 1. Charlotte, duchesse de Verneuil, était fille du chancelier Seguier, et sœur de la marquise de Laval. Veuve, en 1661, du duc de Sully, qu’elle avait épousé en 1639, elle se remaria en 1668 à Henri de Bourbon, duc de VerneuiL, fils naturel de Henri IV et de la marquise de Verneuil. Après la mort de son second mari (1682), elle se retira au couvent de Sainte-Élisabeth, rue du Temple, et mourut en 1704. Elle avait eu plusieurs enfants de son premier mari, entre autres Maximilien-Pierre-François de Béthune, alors duc de Sully, et Marguerite-Louise-Suzanne, comtesse de Guiche depuis 1658, et seconde femme, en 1681, du duc du Lude le grand maître.
  2. 2. Catherine-Henriette d’Harcourt Beuvron, sœur du marquis de Beuvron, troisième femme (1659) de Louis, duc d’Arpajon, mort en 1679. Elle fut dame d’honneur de la Dauphine (1684), et mourut en 1701.
  3. 3. Voyez la note 12 de la lettre 80, et la Notice, p. 156. On a de la marquise de Villars des lettres agréables et curieuses, adressées à Mme de Coulanges et écrites d’Espagne, où son mari, connu sous le nom d’Orondate et du beau Villars, fut ambassadeur en 1672. Elle mourut en 1706, huit ans après son mari.
  4. 4. Claude Joly, célèbre prédicateur, curé de Saint-Nicolas des Champs, puis évéque d’Agen de 1665 à 1678.
  5. 5. Ce nom, que Perrin a supprimé, pourrait désigner soit le duc d’Uzès, mort en 1680, dont la femme avait signé au contrat de Mlle de Sévigné (voyez la lettre du 15 mai 1671), soit l’évêque d’Uzès, oncle du comte de Grignan (voyez la note 6 de la lettre 88). Il est très-probable qu’il s’agit du second : voyez la fin de la lettre du 6 mars suivant.
  6. 6. Madeleine de Bellièvre, sœur de Pompone de Bellièvre, premier président du parlement de Paris, mariée en 1630 à Gabriel du Puy-du-Fou, marquis de Combronde, seigneur de Champagne, fut la seconde belle-mère du comte de Grignan, pour qui elle conserva beaucoup d’amitié. Elle mourut en 1693, à l’âge de quatre-vingt-trois ans.
  7. 7. Avec Mme de la Fayette, rue de Vaugirard, vis-à-vis du Petit Luxembourg.
  8. 8. Joseph Adhémar de Monteil, frère du comte de Grignan, connu d’abord sous le nom d’Adhémar, fut appelé le chevalier de Grignan après la mort de Charles-Philippe d’Adhémar son frère, arrivée le 6 février 1672. S’étant marié en 1704 avec Gabrielle-Thérèse d’Oraison, il reprit le nom de comte d’Adhémar. En 1671, il devint mestre de camp du régiment de Grignan, à la tête duquel il se signala en plusieurs occasions, et surtout au combat d’Altenheim. Il fut fait menin du Dauphin en 1680, et maréchal de camp en 1688. Sans de fréquentes attaques de goutte, qui le mirent hors d’état de continuer le service, et le forcèrent enfin de céder son régiment à son neveu le marquis de Grignan, sa réputation, son mérite et sa naissance l’auraient infailliblement conduit aux plus grandes distinctions de la guerre. Il mourut sans postérité le 19 novembre 1713, âgé de soixante-neuf ans, et le nom de Grignan s’éteignit avec lui. Voyez la Notice, p. 234, 235, 243, 275, et les Mémoires de Saint-Simon, tome IV, p. 424.
  9. 9. « Sans doute qu’il y avoit plus que de la galanterie dans les lettres de Mme d’Heudicourt à M. de Béthune, dit Mme de Caylus dans ses Souvenirs (tome LXVI, p. 444), et il n’y a pas d’apparence que le Roi et Mme de Montespan eussent été si sévères sur leur découverte d’une intrigue où il n’y auroit eu que de l’amour. Selon toutes les apparences, Mme d’Heudicourt rendoit compte de ce qui se passoit de plus particulier à la cour. » Le témoignage de Mme de Caylus est confirmé par une lettre inédite de Mme du Boucbet à Bussy Rabutin, du 20 septembre 1669 (tome III de la copie des Mémoires de Bussy par le marquis de Langhac) : « Vous savez que Mme d’Heudicourt ne s’est pas contentée de partager le secret de Mme de Montespan avec le marquis de Béthune. mais qu’elle a encore jugé le marquis de Rochefort digne de pareilles faveurs. lequel en a rendu un compte. fidèle aux intéressés » — François-Gaston, dit le marquis de Béthune, fils puîné d’Hippolyte de Béthune, comte de Selles, et d’Anne-Marie de Beauvillier, sœur du duc de Saint-Aignan, fut longtemps ambassadeur en Pologne, après l’élection de Sobieski. Il y avait environ deux ans à la date de cette lettre qu’il avait épousé Louise-Marie de la Grange d’Arquien, sœur de la femme de Sobieski. En 1691, il fut envoyé en Suède, où il mourut l’année suivante. — Mme d’Heudicourt rentra en grâce à la fin de 1673.
  10. 10. Du Gué Bagnols. Voyez la note 2 de la lettre 114.
  11. 11. Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart, abbesse de Fontevrault, célèbre par son esprit et par son savoir, était sœur du duc de Vivonne, et de Mmes  de Thianges et de Montespan. Elle mourut en 1704, à l’âge de cinquante-neuf ans. — D’abord religieuse sans vocation, et malgré elle, elle sut du moins, dit Saint-Simon (tome IV, p. 300), faire de nécessité vertu. Voyez Madame de Sablé, par M. Cousin, p. 258 et suivantes.
  12. 12. Donnée à l’occasion du mariage de Henriette de Lorraine d’Harcourt, qui avait été fiancée dans la galerie des Tuileries le 1er février, et épousée le 7 du même mois, au nom du duc de Cadaval, par le secrétaire d’État de Lyonne, dans la chapelle de l’hôtel de Guise. Voyez la Gazette du 14 février 1671.
  13. 13. Dans l’édition de la Haye, il y a tours, au lieu de cours.
  14. 14. Sur l’emplacement de l’hôtel de Guise on a construit au dix-huitième siècle l’hôtel de Soubise, où sont aujourd’hui les Archives de l’Empire.
  15. 15. Marie de Lorraine, sœur du duc de Guise (Henri, IIe du nom, petit-fils du Balafré) qui fut pris à Naples en 1648, et mourut grand chambellan de France en 1664. Elle devint duchesse de Guise à la mort de son petit-neveu (1675), et mourut sans alliance en 1688, à soixante-treize ans.
  16. 16. Mademoiselle, au mois de décembre précédent, s’était brouillée avec sa sœur la duchesse de Guise, et avec toute la maison de Lorraine. Voyez ses Mémoires, tome IV, p. 219 et 220. — Cependant la Gazette du 14 février, soit parce qu’elle est mal informée, soit pour que les bienséances soient sauves, dit que Mademoiselle assistait à la fête.
  17. 17. Mme de Grignan n’avait pas été à Sully, ce qui l’aurait détournée de sa route ; mais elle put voir ce paysan à Briare, où peut-être il lui avait apporté une lettre de la duchesse de Sully.
  18. 18. Expression familière, fréquemment employée entre la mère et la fille, pour dire des tourments d’esprit, des chagrins, des fantômes inquiétants.
  19. 19. Jean-Antoine de Mesmes, neveu (et non frère, comme on l’a dit) du négociateur du traité de Westphalie, Claude, comte d’Avaux, qui était mort en 1650. Il quitta dans la suite le nom d’Irval, sans doute en 1673, année de la mort de son père, pour prendre celui de comte d’Avaux, laissant à son frère aîné le nom de Mesmes. Il fut successivement ambassadeur extraordinaire à Venise (1672), plénipotentiaire à Nimègue (1675), ambassadeur en Hollande, etc. Il mourut en 1709, à l’âge de soixante-neuf ans. Son père, frère puîné du négociateur, était appelé dès 1650 le président de Mesmes, et c’est le titre qu’il prend dans le contrat de Mme de Grignan : voyez la Notice, p. 331. Il avait porté antérieurement, lui aussi, le nom d’Irval.
  20. 20. La fausse couche que Mme de Grignan fit à Livry, en novembre 1669.
  21. 21. Voyez la note 4 de la lettre 115.
  22. 22. Voyez plus haut, p. 13 et 14, lettre 115.