Lettre 134, 1671 (Sévigné)

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1671

134. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, jeudi 12e février.

Ceci est un peu de provision, car je ne vous écrirai que demain[1] : mais je veux vous écrire présentement ce que je viens d’apprendre. Le président Amelot[2], après avoir fait hier mille visites, se trouva un peu embarrassé sur le soir, et tomba dans une apoplexie épouvantable, dont il est mort ce matin à huit heures. Je vous conseille d’écrire à sa femme : c’est une affliction extrême dans toute la famille.

La duchesse de la Vallière[3] manda au Roi, par le maréchal de Bellefonds, outre cette lettre que l’on n’a point vue : « Qu’elle auroit plus tôt quitté la cour, après avoir perdu l’honneur de ses bonnes grâces[4], si elle avoit pu obtenir d’elle de ne le plus voir ; que cette foiblesse avoit été si forte en elle, qu’à peine étoit-elle capable présentement d’en faire un sacrifice à Dieu ; qu’elle vouloit pourtant que le reste de la passion qu’elle a eue pour lui servît à sa pénitence, et qu’après lui avoir donné toute sa jeunesse, ce n’étoit pas trop encore du reste de sa vie pour le soin de son salut. » Le Roi pleura fort, et envoya M. Colbert à Chaillot[5], la prier instamment de venir à Versailles, et qu’il pût lui parler encore. M. Colbert l’y a conduite ; le Roi a causé une heure avec elle, et a fort pleuré ; et Mme de Montespan fut au-devant d’elle, les bras ouverts et les larmes aux yeux. Tout cela ne se comprend point. Les uns disent qu’elle demeurera à Versailles, et à la cour ; les autres qu’elle reviendra à Chaillot. Nous verrons.

Vendredi, chez M. de Coulanges.

M. de Coulanges veut que je vous écrive encore à Lyon. Je vous conjure, ma chère enfant, si vous vous embarquez, de descendre au Pont[6]. Ayez pitié de moi ; conservez-vous, si vous voulez que je vive. Vous m’avez si bien persuadée que vous m’aimez, qu’il me semble que dans la vue de me plaire vous ne vous hasarderez point. Mandez-moi bien comme vous conduirez votre barque. Hélas ! qu’elle m’est chère et précieuse cette petite barque que le Rhône m’emporte si cruellement ! J’ai ouï dire qu’il y avoit eu un dimanche gras, mais ce n’est que par ouï-dire, et je ne l’ai point vu. J’ai été farouche au point de ne pouvoir pas souffrir quatre personnes ensemble. J’étois au coin du feu de Mme de la Fayette. L’affaire de Merlusine est entre les mains de Langlade[7], après avoir passé par celles de M. de la Rochefoucauld et de d’Hacqueville. Je vous assure qu’elle est bien confondue et bien méprisée par ceux qui ont l’honneur de la connoître. Je n’ai pas encore vu Mme d’Arpajon[8] : elle a une mine satisfaite qui m’importune. Le bal du mardi gras pensa être renvoyé ; jamais il ne fut une telle tristesse[9]. Je crois que c’étoit votre absence qui en étoit la cause. Bon Dieu, que de compliments j’ai à vous faire ! que d’amitiés ! que de soins de savoir de vos nouvelles ! que de louanges l’on vous donne ! Je n’aurois jamais fait si je voulois nommer tous ceux et celles dont vous êtes aimée, estimée, adorée ; mais quand vous aurez mis tout cela ensemble, soyez assurée, ma fille, que ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai pour vous. Je ne vous quitte pas un moment ; je pense à vous sans relâche, et de quelle façon ! J’ai embrassé votre fille, et elle m’a baisée, et très-bien baisée de votre part. Savez-vous bien que je l’aime cette petite, quand je songe de qui elle vient ?


  1. LETTRE 134. — 1. Voyez la note 4 de la lettre 145.
  2. 2. Charles Amelot de Gournay, président au grand conseil, père de Michel Amelot, marquis de Gournay, l’habile diplomate. Il avait cinquante et un ans. Sa femme, fille de Jacques de Lyonne, grand audiencier de France, mourut en 1702. Elle avait hérité du domaine de la Tour à Sucy et de la maison de Mme de Coulanges : voyez la Notice, p. 21.
  3. 3. Louise-Françoise, fille de Laurent de la Baume le Blanc, marquis de la Vallière, et de Françoise le Prévost, était née en 1644, et fut d’abord fille d’honneur de Madame Henriette. Elle était duchesse depuis 1667. Elle mourut en 1710, après trente-six ans de religion, aux grandes Carmélites, où elle avait pris le nom de sœur Louise de la Miséricorde.
  4. 4. Les amours du Roi et de Mme de Montespan avaient commencé dès 1668 ; un enfant en était né en 1669 ; un autre, le duc du Maine, en 1670.
  5. 5. Voyez la note 6 de la lettre 136.
  6. 6. Au Pont-Saint-Esprit.
  7. 7. Jacques de Langlade, d’abord secrétaire du duc de Bouillon, dont il composa, dit-on, les Mémoires, avait commencé par se montrer très-ardent frondeur, puis, se retournant habilement, il était devenu l’instrument du cardinal Mazarin, et avait été nommé secrétaire du cabinet. Il mourut en 1680. Il fut l’ami du duc de la Rochefoucauld, de Mmes de la Fayette, de Sévigné et de Coulanges.
  8. 8. Voyez la note 2 de la lettre 132.
  9. 9. Voyez la lettre 136, p. 67.