Lettre 137, 1671 (Sévigné)
1671
137. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Je vous avoue que j’ai une extraordinaire envie de savoir de vos nouvelles ; songez, ma chère bonne, que je n’en ai point eu depuis la Palice. Je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu’à Lyon, ni de votre route jusqu’en Provence : je me dévore, en un mot ; j’ai une impatience qui trouble mon repos. Je suis bien assurée qu’il me viendra des lettres ; je ne doute point que vous n’ayez écrit ; mais je les attends, et je ne les ai pas : il faut se consoler, et s’amuser en vous écrivant.
Vous saurez, ma petite, qu’avant-hier, mercredi, après être revenue de chez Mme de Coulanges, où nous faisons nos paquets les jours d’ordinaire, je songeai à me coucher. Cela n’est pas extraordinaire ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’à trois heures après minuit j’entendis crier au voleur, au feu, et ces cris si près de moi et si blés, que je ne doutai point que ce fût ici ; je crus même entendre qu’on parloit de ma petite-fille ; je ne doutai pas qu’elle ne fût brûlée. Je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m’empêchoit quasi de me soutenir. Je courus à son appartement, qui est le vôtre : je trouvai tout dans une grande tranquillité ; mais je vis la maison de Guitaut[1] toute en feu ; les flammes passoient par-dessus la maison de Mme de Vauvineux[2]. On voyoit dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisoit horreur : c’étoient des cris, c’étoit une confusion, c’étoient des bruits épouvantables des poutres et des solives qui tomboient. Je fis ouvrir ma porte, j’envoyai mes gens au secours. M. de Guitaut m’envoya une cassette de ce qu’il a de plus précieux ; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue[3] pour bayer comme les autres ; j’y trouvai M. et Mme de Guitaut quasi nus, Mme de Vauvineux, l’ambassadeur de Venise[4], tous ses gens, la petite vineux[5] qu’on portoit tout endormie chez l’ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d’argent qu’on sauvoit chez lui. Mme de Vauvineux faisoit démeubler. Pour moi, j’étois comme dans une île, mais j’avois grand’pitié de mes pauvres voisins. Mme Guéton et son frère[6] donnoient de très-bons conseils ; nous étions tous dans la consternation : le feu étoit si allumé qu’on n’osoit en approcher, et l’on n’espéroit la fin de cet embrasement qu’avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisoit pitié ; il vouloit aller sauver sa mère qui brùloit au troisième étage ; sa femme s’attachoit à lui, qui le retenoit avec violence ; il étoit entre la douleur de ne pas secourir sa mère, et la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois : il faisoit pitié. Enfin il me pria de tenir sa femme, je le fis : il trouva que sa mère avoit passé au travers de la flamme, et qu’elle étoit sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers ; il ne put approcher du lieu où ils étoient. Enfin il revint à nous dans cette rue où j’avois fait asseoir sa femme. Des capucins, pleins de charité et d’adresse, travaillèrent si bien, qu’ils coupèrent le feu[7]. On jeta de l’eau sur les restes de l’embrasement, et enfin
Vous m’allez demander comment le feu s’étoit mis à cette maison : on n’en sait rien ; il n’y en avoit point dans l’appartement où il a pris. Mais si on avoit pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n’auroit-on point faits de l’état où nous étions tous ? Guitaut étoit nu en chemise, avec des chausses ; Mme de Guitaut étoit nu-jambes, et avoit perdu une de ses mules de chambre ; Mme de Vauvineux étoit en petite jupe, sans robe de chambre ; tous les valets, tous les voisins, en bonnets de nuit. L’ambassadeur étoit en robe de chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la Sérénissime. Mais son secrétaire étoit admirable ; vous parlez de la poitrine d’Hercule ; vraiment celle-ci étoit bien autre chose ; on la voyoit tout entière : elle est blanche, grasse, potelée, et surtout sans aucune chemise, car le cordon qui la devoit attacher avoit été perdu à la bataille. Voilà les tristes nouvelles de notre quartier. Je prie M. Deville[12] de faire tous les soirs une ronde pour voir si le feu est éteint partout ; on ne sauroit avoir trop de précautions pour éviter ce malheur. Je souhaite, ma bonne, que l’eau vous ait été favorable ; en un mot, je vous souhaite tous les biens, et prie Dieu qu’il vous garantisse de tous les maux.
M. de Ventadour devoit être marié jeudi, c’est-à-dire hier[13] ; il a la fièvre. La maréchale de la Mothe a perdu cinq cents écus de poisson.
Mérinville[14] se marie avec la fille de feu Launay Gravé[15] et de Mme de Piennes. Elle a deux cent mille francs ; Monsieur d’Alby nous assuroit qu’il en méritoit cinq cent mille[16] ; mais il est vrai qu’il aura la protection de M. et de Mme de Piennes, qui assurément ne se brouilleront pas à la cour.
Tantôt, à table chez Monsieur du Mans[17], Courcelles[18] a dit qu’il avoit deux bosses à la tête, qui l’empêchoient de mettre une perruque : cette sottise nous a tous fait sortir de table, avant qu’on eût achevé de manger les fruits, de peur d’éclater à son nez. Un peu après, d’Olonne[19] est arrivé ; M. de la Rochefoucauld m’a dit : « Madame, ils ne peuvent pas tenir tous deux dans cette chambre ; » et en effet, Courcelles est sorti. Voilà bien des lanternes, ma chère enfant ; mais toujours vous dire que je vous aime, que je ne songe qu’à vous, que je ne suis occupée que de ce qui vous touche, que vous êtes le charme de ma vie, que jamais personne n’a été aimée si chèrement que vous, cette répétition vous ennuieroit. J’embrasse mon cher Grignan et mon Coadjuteur[20].
- ↑ LETTRE 137 (revue sur une ancienne copie). — 1. Guillaume de Pechpeyrou Comminges, comte de Guitaut, et, par sa première femme, marquis d’Époisse, l’un des plus intimes amis de Mme de Sévigné, et son seigneur en Bourgogne. Sur lui et sur sa femme, Élisabeth-Antoinette de Verthamon, voyez la Notice, p. 149-153. Sa mère, dont il est parlé un peu plus bas, était Jeanne, fille de Bertrand d’Eygua, seigneur de Castel-Arnaud. Elle devait être fort âgée. Elle avait été mariée en 1625 et était veuve depuis longtemps. — On a quelquefois confondu avec l’ami de Mme de Sévigné, son oncle maternel à la mode de Bretagne, François de Comminges de Guitaut, capitaine des gardes de la reine Anne d’Autriche, qui arrêta le prince de Condé.
- ↑ 2. Françoise-Angélique Aubry, comtesse douairière de Vauvineux. Mme de Sévigné l’appelle souvent la Vauvinette. Elle mourut en 1705, à soixante-quatre ans. Elle était veuve, depuis 1661, de Charles de Cochefilet, comte de Vauvineux.
- ↑ 3. Mme de Sévigné demeurait alors rue de Thorigny. Voyez Walckenaer, tome IV, p. 68 et 334.
- ↑ 4. Probablement il cavaliere Zuanne Morosini, qui donna en 1672 la relation de son ambassade à la cour de France. On conserve aux archives des Affaires étrangères les lettres de créance d’un autre ambassadeur de Venise, nommé Michieli, qui sont datées du 18 mars 1671.
- ↑ 5. Charlotte-Elisabeth de Cochefilet de Vauvineux, mariée en 1679 (voyez la lettre du 6 décembre) à Charles de Rohan, prince de Guémené, et duc de Montbazon en 1689, mourut le 24 décembre 1719, à l’âge de cinquante-sept ans. Elle avait donc neuf ans au moment de l’incendie.
- ↑ 6. Voyez la note 6 de la lettre 133.
- ↑ 7. Il n’y avait pas encore de pompiers, et les capucins en faisaient l’office avec un zèle et une charité admirables. Les premières pompes à incendie furent établies en 1705.
- ↑ 8. C’est, avec finit pour cessa, la fin bien connue du fameux récit du Cid (acte IV, scène III).
- ↑ 9. Dans notre copie et dans l’édition de la Haye, il y a consommés, au lieu de consumés. Voyez le Lexique.
- ↑ 10. On conserve encore dans la famille de Guitaut un grand nombre de lettres du grand Condé, dont le comte Guillaume avait été aide de camp pendant la Fronde, et plus tard premier chambellan.
- ↑ 11. Dans l’édition de la Haye, il y a mois, au lieu de jours. — À la suite on lit dans notre copie : « C’est grand hasard s’il ne vient. »
- ↑ 12. Maître d’hôtel du comte de Grignan.
- ↑ 13. Mlle de la Mothe Houdancourt, fille du maréchal, ne fut mariée au duc de Ventadour que le 14 mars.
- ↑ 14. Charles des Montiers de Mérinville épousa le 28 février Marguerite de Gravé ; il fut capitaine des chevau-légers du Dauphin et gouverneur de Narbonne ; il mourut en 1689. Il était fils aîné de François, comte de Mérinville, chevalier de l’ordre et prédécesseur du comte de Grignan en Provence, qui mourut en janvier 1672.
- ↑ 15. Gravé, sieur de Launay, financier, épousa, en secondes noces, vers 1646, Françoise Godet des Marais, sa cousine, sœur de l’évêque de Chartres, directeur de Mme de Maintenon et de Saint-Cyr. Launay Gravé mourut en 1655. Sa veuve se remaria en 1661, à Antoine de Brouilly, marquis de Piennes, gouverneur de Pignerol et chevalier de l’ordre, mort en 1676 à soixante-cinq ans. Ce marquis de Piennes était frère et héritier du premier mari de la comtesse de Fiesque, tué devant Arras en 1640.
- ↑ 16. Voyez la Notice, p. 102, et p. 103, note 1. — L’évêque d’Alby, de 1635 à 1676, fut Gaspard de Daillon, commandeur des ordres, oncle du comte du Lude le grand maître.
- ↑ 17. Philibert-Emmanuel de Beaumanoir de Lavardin, beau-frère de Mme de Lavardin, évêque du Mans (1649), mort le 27 juillet 1671. C’était le vendredi que Mme de Sévigné dînait chez lui. Voyez les lettres du 11 mars et du 2 août suivants, et la Notice, p. 158.
- ↑ 18. Charles de Champlais, marquis de Courcelles, marié en 1666 à Marie-Sidonia de Lenoncourt de Marolles, dont le désordre était notoire. Voyez la lettre du 26 février 1672.
- ↑ 19. Louis de la Trémouille, comte d’Olonne, mort à soixante ans, en 1686. Sa femme, qu’il avait épousée en 1652, était Catherine-Henriette d’Angennes de la Loupe (de la même maison que le marquis de Rambouillet), sœur de la maréchale de la Ferté. Les deux sœurs moururent en 1714.
- ↑ 20. Ce dernier alinéa ne se trouve point dans notre manuscrit, ni dans aucune des éditions antérieures au chevalier de Perrin.