Lettre 139, 1671 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
◄  138
140  ►

1671

139. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Mercredi 25e février.

Je n’ai point encore reçu une lettre que je suis persuadée que vous m’avez écrite de Lyon avant que de partir : je croirai difficilement qu’ayant pu m’écrire, et ayant écrit à M. de Coulanges, vous m’ayez oubliée. Je fais un grand bruit pour retrouver ce paquet. J’ai reçu la première lettre que vous m’écrivîtes le lendemain que vous y fûtes arrivée. Je ne suis pas encore à l’épreuve de tout ce que vous me mandez. J’ai transi de vous voir passer de nuit cette montagne[1] que l’on ne passe jamais qu’entre deux soleils, et en litière. Je ne m’étonne pas, ma chère fille, si vos parties nobles ont été si culbutées. M. de Coulanges avoit mandé au secrétaire de M. du Gué[2] qu’on envoyât une litière à Rouane ; si vous aviez écrit un mot du jour que vous croyiez arriver, vous l’auriez trouvée infailliblement. Jamais personne comme vous ne s’est conduite comme vous avez fait, et jamais aussi on n’a laissé mourir de faim une pauvre femme. La prévoyance de la fourmi nous apprend qu’il faut faire des provisions où l’on en trouve, pour quand on n’en trouve point. Ma chère enfant, comme vous avez été traitée ! Si j’avois été là, il n’en eût pas été de même, et je n’aurois pas pris votre courage pour de la force, comme on a fait. L’aventure de Mme Robinet[3] m’auroit bien appris à ne vous pas consulter sur ce qui regarde votre personne. En un mot, vos fatigues ont été grandes ; il n’en est plus question présentement ; mais tout ce qui vous touche ne me passe pas légèrement dans l’esprit.

J’écris au Coadjuteur sur sa bonne tête : qu’il vous montre ma lettre. En voilà une de Guitaut qui vous réjouira. J’ai fait vos compliments à Mmes  de Villars et de Saint-Géran. La première vous aime tendrement ; elle vous écrira. Faites mention dans vos lettres, de ma tante[4], de la Troche, et de la Vauvinette[5] et de la d’Escars[6] : tout cela ne parle que de vous. Mme du Gué a mandé à M. de Coulanges que vous êtes belle comme un ange ; elle est charmée de vous et contente de vos politesses. Elle mande qu’elle vous a mise dans votre bateau par un temps et par un calme admirables. Tout cela me donne de l’espérance ; mais je ne serai point contente que je ne sache que vous êtes arrivée à Arles. J’espère que Rippert[7] vous aura fait descendre aux endroits périlleux. Pour Seigneur Corbeau[8], je ne m’y fie plus. Je n’ai point sur mon cœur de m’être divertie, ni même de m’être distraite pendant votre voyage. Je vous ai suivie pas à pas, et quand vous avez été mal, je n’ai point été en repos. Je vous suis aussi fidèle sur l’eau que sur la terre. Nous avons compté vos journées : il nous semble que vous arrivâtes dimanche à Arles. M. de la Rochefoucauld dit que je contente son idée sur l’amitié, avec toutes ses circonstances et dépendances. Il a eu encore des conversations avec Merlusine, qui sont incomparables ; on ne peut les écrire, mais en gros elles sont comme vous les souhaitez. Votre enfant embellit tous les jours ; elle rit, elle connoît ; j’en prends beaucoup de soin. Pecquet vient voir la nourrice très-souvent. Je ne suis point si sotte sur cela que vous pensez. Je fais comme vous ; quand je ne me fie à personne, je fais des merveilles. Votre frère revint avant-hier. Je ne l’ai quasi pas vu ; il est à Saint-Germain ; ses yeux se portent bien ; il nous faisoit peur de sa santé, parce qu’il s’ennuyoit à Nancy depuis le départ de Mme Madruche[9].


Je reçois donc votre lettre du mercredi, que vous m’écrivîtes de Lyon un peu à la hâte ; mais cela fait plaisir. Il en coûte des renouvellements de tendresse dont on est fort aise. Je ne comprends point ceux qui veulent les éviter. Vous alliez vous embarquer, ma chère fille ; je recevrai de vos lettres de tous les endroits d’où vous pourrez m’écrire. J’en suis persuadée. Mon Dieu, que j’ai envie de savoir de vos nouvelles, et que vous m’êtes chère ! Il me semble que je fais tort à mes sentiments, de vouloir les expliquer avec des paroles : il faudroit voir ce qui se passe dans mon cœur sur votre sujet.

Le comte de Saint-Paul[10] est présentement M. de Longueville : son frère lui fit la donation de tout son bien lundi au soir. C’est environ trois cent mille livres de rente ; tous ses meubles, toutes ses pierreries, l’hôtel de Longueville[11] ; en un mot, c’est le plus grand parti de France. Si Mme de Marans le peut épouser, elle fera une très-bonne affaire. J’embrasse de tout mon cœur M. de Grignan ; je ne fais point de réponse à sa dernière lettre : a-t-il besoin de quelque chose, puisque vous êtes avec lui ? Je vous aime, mon enfant, et vous embrasse avec la dernière tendresse. M. Vallot[12] est mort ce matin.


  1. Lettre 139. — 1. La montagne de Tarare est sur le grand chemin de Rouane (aujourd’hui Roanne) à Lyon. — « Elle étoit autrefois, dit le chevalier de Perrin (1754), très-difficile à passer ; mais depuis quelques années, par les grands travaux qu’on y a faits, les voyageurs la passent avec moins d’incommodité. »
  2. 2. Voyez la note 2 de la lettre 114.
  3. 3. Voyez la lettre 115, p. 13 et 14.
  4. 4. Mme de la Trousse.
  5. 5. Mme de Vauvineux : voyez la note 2 de la lettre 137.
  6. 6. Il est assez souvent question de cette amie dans la Correspondance, et Mme de Sévigné l’appelle ordinairement la bonne d’Escars. Ce nom peut désigner ou Anne d’Escars, mariée à son cousin Charles d’Escars, qui fut comte de ce nom en 1661 ; ou peut-être aussi la troisième sœur de Mme de Hautefort, Charlotte, dite Mlle d’Escars, née en 1610, fille d’honneur de la Reine en 1641, femme, depuis 1653, de François de Choiseul, marquis de Praslin (fils du premier maréchal de ce nom et frère de Mme du Plessis Guénégaud). Cette dernière, qui ne manquait ni de beauté ni d’esprit, fut veuve en 1690 et atteignit l’âge de cent deux ans. N’est-il pas possible, et même assez naturel, que Mme de Sévigné ait continué d’appeler de son nom de fille une ancienne amie, si tard mariée ? Une autre dame d’Escars, ou plutôt de Merville, Françoise-Charlotte Bruneau de la Rabatelière, auteur de quelques ouvrages en prose et en vers, et femme d’un autre Charles d’Escars, chef de la branche de Merville, était trop jeune pour qu’on puisse bien lui appliquer, ce semble, certains passages où ce nom se rencontre, dans la suite des lettres : elle n’avait que soixante-deux ans en novembre 1707, époque de sa mort.
  7. 7. De Rippert ou de Ripert, frère du doyen du chapitre de Grignan, était un des gentilshommes attachés au Comte, et chargé de ses affaires. Il accompagna Mme de Grignan dans son voyage. Voyez la lettre 146, p. 115. Deux de ses frères se distinguèrent à la prise de Maestricht en 1676.
  8. 8. Le coadjuteur d’Arles. Voyez la note 4 de la lettre 115.
  9. 9. Voyez la Notice, p. 118 et suivante. Il est possible que le nom de Madruche en caclie un autre que Mme de Sévigné ne veut pas écrire.
  10. 10. Sur le comte de Saint-Paul, voyez la note 7 de la lettre 84. Son frère, Jean-Louis-Charles d’Orléans, né en 1646, duc de Longueville depuis la mort de son père, arrivée le 11 mai 1663, se fit prêtre à la fin de l’année 1669, et mourut le 4 février 1694. En lui s’éteignit la maison de Longueville.
  11. 11. L’ancien hôtel de Chevreuse, rue Saint-Thomas du Louvre, à côté de l’hôtel de Rambouillet. Mme de Longueville l’acheta du duc d’Épernon, et il porta le nom d’hôtel de Longueville depuis 1664 jusqu’à la fin du dix-septième siècle.
  12. 12. Premier médecin du Roi. Il contribua beaucoup, dit-on, à répandre l’usage de l’émétique, du quinquina et du laudanum. À l’aide du premier de ces remèdes, il sauva Louis XIV de la dangereuse maladie qu’il eut à Calais en 1658.