Lettre 140, 1671 (Sévigné)

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1671

140. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce vendredi 27e février.

Rien ne dure cette année, pas même la mort de M. Vallot[1] ; il se porte bien, et au lieu d’être mort, comme on me l’avoit dit, il a pris une pilule qui l’a ressuscité. Il a dit au Roi que le plus habile homme qu’il connût pour la médecine, c’étoit M. du Chesnay du Mans.

Mme de Mazarin partit il y a deux jours pour Rome. M. de Nevers n’ira que cet été avec sa femme. M. de Mazarin[2] se plaignit au Roi de ce qu’on envoyoit sa femme à Rome sans son consentement ; que c’étoit une chose inouïe qu’on ôtât ainsi une femme de la domination de son mari, et qu’on lui fit donner vingt-quatre mille francs de pension par an, et douze mille francs présentement, pour un voyage qu’il n’approuvoit pas, et qui le déshonoroit. Sa Majesté l’écouta ; mais tout étant réglé, et le voyage résolu, il n’en fut autre chose. Sur tout ce qu’on disoit ici à Mme de Mazarin pour l’obliger de se remettre avec son mari, elle répondoit toujours en riant, comme pendant la guerre civile : « Point de Mazarin, point de Mazarin. »

Pour Mme de la Vallière, nous sommes au désespoir de ne pouvoir vous la remener à Chaillot ; car elle est à la cour beaucoup mieux qu’elle n’a été depuis longtemps ; il faut vous résoudre de l’y laisser.

On appelle à présent le duc de Longueville l’abbé d’Orléans, et le comte de Saint-Paul, duc de Longueville. M. de Ventadour a la fièvre double-tierce, de sorte que le mariage est retardé. On dit mille belles choses là-dessus. Cette petite d’Houdancourt[3] est bien jolie. L’abbé de la Victoire[4] lui disoit l’autre jour : « Mademoiselle, il n’y a pas d’apparence que vous refusiez à d’autres ce que vous accorderez à M. de Ventadour. » Et Benserade[5] disoit : « Je voudrois bien voir qu’une mère, une tante, une amie s’avisât de gronder une femme comme celle-là, parce qu’elle haïroit son mari et qu’elle auroit un galant ; ma foi elles auroient bonne grâce[6]. »

M. de Duras[7] a cette année, pendant le voyage de Flandre, le même commandement général qu’avoit M. de Lauzun l’année passée, et d’autant plus beau qu’il y aura une fois plus de troupes.

Le Roi a donné à Mlle de la Mothe[8], fille de la Reine, deux cent mille francs : avec cela elle pourra trouver un bon parti. Le Roi a voulu faire M. de Lauzun

maréchal de France ; il n’a pas voulu l’accepter, disant qu’il ne le méritoit pas, et que s’il avoit assez servi, ce seroit un honneur qu’il tiendroit fort cher, mais qu’il ne vouloit l’avoir que par le bon chemin. M. d’Hacqueville par ses soins a fait avoir à M. le cardinal de Retz six mille livres de rente sur le même fonds qu’on a donné au cardinal de Bouillon[9], hormis qu’il n’en a pas l’obligation à Messieurs du clergé.

Vendredi au soir.

Le Rhône, ma chère fille, me tient fort au cœur. Je crois que vous êtes arrivée heureusement ; mais j’aimerois bien à le savoir par vous : j’attends cette nouvelle avec une impatience digne de tout le reste. Il nous semble que vous arrivâtes samedi à Arles ; il nous semble que M. de Grignan est venu au-devant de vous au Saint-Esprit ; il nous semble qu’il a été ravi de vous revoir et de vous ravoir ; il nous semble que vous avez fait comme mercredi votre entrée à Aix ; et puis il nous semble que vous êtes bien lasse, ma chère enfant. Reposez-vous, au nom de Dieu ; tenez-vous au lit, restaurez-vous, et contez-moi bien l’état où vous êtes. Savez-vous que votre souvenir fait ici la fortune de ceux que vous en favorisez ? Les autres languissent après. Le petit mot pour ma tante ne se peut payer ; on est encore fort loin de vous oublier. On m’a tantôt dit mille horreurs de cette montagne de Tarare : que je la hais ! Il y a un autre certain chemin où la roue est en l’air, et l’on tient le carrosse par l’impériale : je ne soutiens pas cette idée ; mais il n’est plus question de tout cela.

Réponse à la lettre de Vienne.

Je la reçois présentement cette aimable lettre ; ne voyez-vous point comme je la reçois, et avec quelle tendresse je la lis ? Je crois que vous ne me demandez pas que je puisse être de sang-froid en cette occasion.

Il est vrai que la dignité de beauté où vous avez été élevée n’est pas d’une petite fatigue. Si vous n’étiez point belle, vous vous reposeriez : il faut choisir. Votre paresse me fait peur ; ne la croyez pas sur ce choix : il n’y a rien de si aimable que d’être belle ; c’est un présent de Dieu qu’il faut conserver. Vous savez comme j’aime votre beauté ; mon amour-propre m’y fait prendre intérêt : je vous la recommande pour l’amour de moi. Il me semble qu’on me va trouver bien habile en Provence d’avoir fait un si joli visage, et si doux et si régulier. Vous êtes fâchée que votre nez ne soit pas de travers ; et moi, qui suis rangée, j’en suis ravie : je ne comprends pas ce que peuvent faire avec moi mes paupières bigarrées[10]. Mais ne croyez-vous point que M. de Coulanges et moi nous sommes sorciers, de deviner tout ce que vous faites ?

Mais parlons des bords de votre Rhône. Vous les trouvez beaux, et ce fleuve n’est composé que d’eau comme les autres. J’en suis surprise, j’en ai une idée extraordinaire ; il me semble qu’on devroit dire :

     Mille sources de sang forment cette rivière,
     Qui traînant des corps morts et de vieux ossements,
     Au lieu de murmurer, fait des gémissements[11].

Langlade vous rendra compte de sa visite chez Merlusine ; en attendant, ce qu’il avoit à faire n’étoit autre chose que d’avoir le plaisir de lui laver sa cornette ; il l’a fait plus volontiers qu’un autre. Elle est, je vous assure, bien mortifiée et bien décontenancée : je la vis l’autre jour, elle n’a pas le mot à dire. Votre absence a renouvelé la tendresse de tous vos amis ; mais il faut que cette absence ne soit pas infinie, et quelque aversion que vous ayez pour les fatigues d’un voyage, il ne faut songer qu’à vous mettre en état de les recommencer. J’ai dit à M. de la Rochefoucauld ce que vous trouvez des fatigues des autres, et l’application que vous en faites : il m’a chargée de mille amitiés pour vous, mais d’un si bon ton, et accompagnées de si agréables louanges, qu’il mérite d’être aimé de vous.

Je ferai vos compliments à Mme de Villars. Il y a presse à être nommé dans mes lettres. Je vous remercie d’avoir fait mention de Brancas. Vous aurez vu votre tante[12] au Saint-Esprit, et vous aurez été reçue comme une reine. Ma fille, je vous conjure de me bien mander tout cela, et de me parler de M. de Grignan, et de Monsieur d’Arles[13]. Vous savez que nous avons réglé que l’on hait autant les détails des gens que l’on n’aime guère, qu’on les aime de ceux que l’on aime beaucoup : c’est à vous à deviner de quel nombre vous êtes auprès de moi.

Mascaron, Bourdaloue, me donnent tour à tour des plaisirs et des satisfactions qui doivent pour le moins me rendre sainte. Dès que j’entends quelque chose de beau, je vous souhaite ; vous avez part à tout ce que je pense : j’admire en moi tous les jours les effets naturels d’une extrême amitié. Je vous embrasse tendrement, embrassez-moi aussi. Une petite amitié à mon Coadjuteur ; pour M. de Grignan, il me semble qu’il est si glorieux de vous avoir, qu’il n’écoute plus personne.


  1. Lettre 140 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. Il mourut le 9 août suivant, et eut pour successeur Daquin.
  2. 2. Armand-Charles, fils du maréchal de la Meilleraye. Dix ans auparavant, le cardinal Mazarin lui avait donné son nom, en lui faisant épouser Hortense Mancini, sa nièce, née à Rome en 1646. Il mourut en 1712, âgé de plus de quatre-vingts ans. Sa femme était morte avant lui à Chelsea en Angleterre, en 1699. Sur la bizarre dévotion du duc de Mazarin et les extravagances où elle le porta, voyez les Mémoires de Saint-Simon, tome X, p. 277 et suivantes.
  3. 3. Voyez la note 10 de la lettre 131.
  4. 4. Claude Duval, sieur de Coupeauville, abbé de la Victoire (au diocèse de Senlis), mort le 8 décembre 1676. « L’abbé de la Victoire, dit M. Cousin, était plus occupé de littérature que de théologie, et connaissait mieux Cicéron que saint Augustin. » (Mme de Sablé, p. 249.)
  5. 5. Isaac de Benserade, né en 1612 à Lyons-la-Forêt, en Normandie (Eure), membre de l’Académie française en 1674, mort en 1691. Voyez la Notice, p. 97 et suivantes, et p. 158.
  6. 6. Voyez la lettre 144, P. 106.
  7. 7. Jacques-Henri de Durfort, fils du marquis de Duras (mort en 1690), et d’Élisabeth de la Tour (morte en 1685), sœur de Frédéric-Maurice duc de Bouillon, et de Turenne, devint capitaine des gardes du corps en 1671, gouverneur de la Franche-Comté en 1674, maréchal de France en 1675. Il mourut à Paris en 1704, à soixante-quatorze ans. Il avait épousé, en 1668, Marguerite-Félicité de Lévis Ventadour, fille de Charles, duc de Ventadour, et de Marie de la Guiche Saint-Geran.
  8. 8. Mlle de la Mothe d’Argencourt. Elle avait été fille d’honneur de la reine Anne d’Autriche ; elle fut l’un des premiers objets de l’inclination du Roi. Le cardinal Mazarin, ne pouvant parvenir à s’en faire un espion auprès de lui, travailla à la perdre, et il y réussit facilement. Elle se retira à — Sainte-Marie de Chaillot, et y passa le reste de sa vie, sans se marier ni faire de vœux. Les Mémoires imprimés de la Fare la confondent avec Mlle de la Mothe Houdancourt, la future duchesse de Ventadour ; mais cette erreur n’appartient qu’à l’éditeur de ces Mémoires.
  9. 9. Emmanuel-Théodose de la Tour, frère de Godefroi-Maurice duc de Bouillon, et neveu de Turenne, devint cardinal en 1669 à vingt-six ans, grand aumônier de France le 10 décembre 1671, et mourut à Rome, doyen du sacré collège, en 1715, à l’âge de soixante-treize ans.
  10. 10. Voyez la note 9 de la lettre 80.
  11. 11. Ce sont trois vers empruntés au début du Temple de la Mort, de Philippe Habert (voyez la note 4 de la lettre 28). Mme de Sévigné a changé le premier, qui dans Habert se lit ainsi :
         Mille sources de sang y font mille rivières.
  12. 12. Anne d’Ornano, femme de François de Lorraine, comte d’Harcourt, et sœur de Marguerite d’Ornano, mère du comte de Grignan : voyez la note 4 de la lettre 127. Elle habitait le Pont-Saint-Esprit. Nous voyons par quelques-unes des lettres suivantes qu’elle ne plut guère à Mme de Grignan. Son mari était frère puîné de Charles de Lorraine, IIIe du nom, duc d’Elbeuf (voyez la note 3 de la lettre 26), et frère aîné du comte de Lillebonne. Il mourut en 1694, et sa veuve l’année suivante.
  13. 13. Voyez la note 5 de la lettre 88.