Lettre 142, 1671 (Sévigné)

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1671

142. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 6e mars.

Il est aujourd’hui le 6e de mars ; je vous conjure de me mander comme vous vous portez. Si vous vous portez bien, vous êtes malade ; mais si vous êtes malade, vous vous portez bien. Je souhaite, ma fille, que vous soyez malade, afin que vous ayez de la santé au moins pour quelque temps. Voilà une énigme bien difficile à comprendre et à deviner ; j’espère que vous me l’expliquerez. Vous me faites une relation divine de votre entrée dans Arles ; mais il me semble que vous auriez grand besoin de vous reposer un peu. Vous avez toute la fatigue de votre voyage à digérer : quel temps prendrez-vous pour cela ? Vous êtes là comme la Reine : elle ne se repose jamais ; elle est toujours comme vous êtes depuis quelque temps. Il faut donc prendre son esprit, et avoir patience au milieu de toutes vos cérémonies. Je suis persuadée que M. de Grignan est bien charmé de la réception qu’on vous fait. Vous ne me parlez guère de lui, et c’est de ce détail que je serois curieuse. Je crois que le Coadjuteur a été noyé sous le pont d’Avignon. Ah mon Dieu ! cet endroit est encore bien noir dans ma tête. Dites-moi si cette expérience ne vous fera point un peu moins hardie. Il faut qu’il vous en coûte toujours, témoin votre première grossesse[1] : il a pensé m’en coûter bien cher cette fois, aussi bien qu’à vous. Voilà le Rhône passé ; mais j’ai peur que vous ne vouliez tâter de quelque précipice, et que personne ne vous en empêche : ma chère fille, ayez pitié de moi, si vous n’avez pitié de vous. Le cocher de Mme de Caderousse fait assez souvenir de celui du cardinal de Retz. Ah ! Monsieur Busche, que vous êtes divin ! Je vous ai conté comme je l’avois bien reçu.

Je suis persuadée que cette pauvre Caderousse mourra bientôt[2] ; à peine sait-on ici si elle est morte ou vive : j’en dirai des nouvelles, si on veut les écouter. Corbinelli m’écrit des merveilles de vous ; mais ce qui le charme, c’est qu’il croit et qu’il voit que vous m’aimez : il a tant d’amitié pour moi, qu’il est ravi que l’on soit dans son goût. Mais que je le trouve heureux de vous voir, de vous toucher, d’écrire auprès de vous ! Je crois que vous aurez eu aussi quelque joie de voir un de mes amis, et qui est le vôtre si véritablement.

de charles de sévigné.

Dans l’intervalle des deux reprises, je vous dirai que je sors d’une symphonie charmante, composée des deux Camus et d’Ytier[3]. Vous savez que l’effet ordinaire de la musique est d’attendrir. Quoique je n’aie pas besoin de l’éprouver sur votre sujet, elle n’a pas laissé de renouveler mille choses, que le temps qu’il y a que nous sommes séparés devroit avoir amorties. Mais savezvous en quelle compagnie j’étois[4] ? C’étoit Mlle de l’Enclos[5], Mme de la Sablière[6], Mme de Salins[7], Mlle de Fiennes[8], Mme de Montsoreau[9], et le tout chez Mlle de Raymond[10]. Après cela, si vous ne me trouvez pas joli garçon, vous aurez tort ; car vous n’avez pas les mêmes raisons qu’elles, et vous ne voyez pas d’où vous êtes ma perruque noire, qui me rend effroyable ; j’en aurai demain une autre qui les rassurera, et qui me rendra un cavaliero garbato[11]. Adieu ; vous soyez la bien échappée des périls du Rhône, et la bien reçue dans votre royaume d’Arles. À propos, j’ai fait transir M. de Condom[12] sur le récit de votre aventure ; il vous aime toujours de tout son cœur.

de madame de sévigné.

Nous sommes en peine de savoir si vous riez quand on vous harangue : c’est une incommodité à quoi je craignois que vous ne fussiez sujette. Si vous faites aussi bien que vous dites, ils font fort bien de vous adorer. Le nombre de ceux qui me font des compliments, et qui me prient de vous en faire, et qui me demandent de vos nouvelles, est infini : j’aurois le visage aussi las que vous, si je les embrassois tous. Je ferai part à Brancas de vos relations. Le P. Bourdaloue a prêché ce matin au delà de tous les plus beaux sermons qu’il ait jamais faits. La cour va et vient à Versailles. Monsieur le Dauphin et Monsieur d’Anjou[13] se portent mieux : voilà de belles nouvelles. Mme de la Fayette, et tout ce qui est ordinairement chez elle, vous fait souvenir de l’amitié qu’ils ont pour vous, et vous prie d’en avoir un peu pour eux. Mme de la Fayette dit qu’elle aimeroit fort à jouer le rôle que vous jouez, quand ce ne seroit que pour changer : vous savez comme elle est quelquefois lasse de la même chose. Monsieur d’Uzès[14] est ravi des honneurs qu’on vous rend. Il est persuadé, comme les autres, que depuis saint Trophime[15], il n’y a point eu de nièce pareille à vous. Votre fille est jolie ; je l’aime et j’en ai beaucoup de soin. Mme de Tourville[16] est morte, la Gouville pleure fort bien. Madame la Princesse[17] est à Châteauroux, ad multos annos[18]. Je suis à vous, ma très-chère, avec une tendresse qu’il n’est pas aisé d’expliquer, et j’embrasse M. de Grignan malgré le pont d’Avignon.


  1. Lettre 142. — 1. La fausse couche de Livry.
  2. 2. Fille de Mme du Plessis Guénégaud (voyez la note 5 de la lettre 73). Elle ne mourut qu’en décembre 1675.
  3. 3. Les deux le Camus, père et fils, et Ytier, musiciens, dont le nom revient plusieurs fois dans la Correspondance. Voyez les lettres du 15 avril 1671 et des 23 mai et 2 juin 1672.
  4. 4. Sur tout ce passage, voyez Walckenaer, tome IV, p. 105 et suivantes.
  5. 5. Anne (Ninon) de l’Enclos était née à Paris le 10 novembre 1620. Elle avait donc alors un peu plus de cinquante ans. Elle habitait vers ce temps-là, et habita jusqu’à sa mort (1705), la rue des Tournelles. Voyez la Notice, p. 119, et les lettres du 13 mars, du 1er et du 8 avril 1671.
  6. 6. L’amie de la Fontaine et l’amante de la Fare, célèbre par sa beauté et plus encore par son goût pour les lettres et les sciences. Son nom était Hesselin (ou Hessein). Elle avait épousé Antoine Rambouillet de la Sablière, né en 1615, secrétaire du Roi, l’un des administrateurs des domaines royaux, fils d’un riche financier et beau-frère de Gédéon Tallemant des Réaux. L’année même de sa mort (1680), son fils publia de lui un Recueil de madrigaux « écrits, dit Voltaire, avec une finesse qui n’exclut pas le naturel. » — Sur la liaison de Mme de la Sablière avec la Fare, voyez les lettres d’août 1676 à janvier 1680 ; sur sa retraite aux Incurables, où elle mourut le 8 janvier 1693, celles des 21 juin et 14 juillet 1680. Elle a laissé des Pensées chrétiennes, plusieurs fois imprimées.
  7. 7. Femme de Garnier de Salins (fils de Mathieu : voyez la note 5 de la lettre 160), et belle-sœur du comte de Brancas, qui avait épousé une sœur de son mari. Elle fut fort compromise, six semaines environ après cette lettre : voyez celle du 24 avril.
  8. 8. Fille de Mme de Fiennes, dont il a été parlé plus haut : voyez la note 6 de la lettre 36. Elle fut enlevée par le chevalier de Lorraine, dont elle eut un fils : voyez les lettres des 30 mars et 1er avril. Jusque-là, elle avait été fille d’honneur de la Reine.
  9. 9. Sans doute Marie-Geneviève de Chambes, comtesse de Montsoreau par la mort de son frère, mariée en 1664 à Louis-François du Bouchet, marquis de Sourches et grand prévôt de l’hôtel. Elle avait apporté le comté de Montsoreau à son mari, et l’on put bien continuer de lui en donner le titre dans le monde.
  10. 10. Voyez la note 2 de la lettre 136.
  11. 11. Un cavalier gracieux et de bon air.
  12. 12. Bossuet, nommé évêque de Condom le 13 septembre 1669, sacré le 21 septembre 1670, quelques jours après avoir été nommé précepteur du Dauphin. Il était ami de Mme de Guénégaud, et écrivait quelquefois à Mmes  de Sévigné et de Grignan : voyez les lettres des 13 mars et 1er avril 1671.
  13. 13. Second fils de Louis XIV, mort en 1671, à trois ans.
  14. 14. L’oncle du comte de Grignan : voyez la note 6 de la lettre 88.
  15. 15. Premier évêque d’Arles.
  16. 16. Lucie de la Rochefoucauld Montendre, veuve, depuis 1647, de César de Costentin, comte de Tourville. Elle avait eu huit enfants, parmi lesquels le célèbre marin Tourville et la marquise de Gouville. Au sujet de cette dernière, voyez la note 2 de la lettre 30.
  17. 17. Voyez les lettres 128 et 131.
  18. 18. Pour beaucoup d’années, pour longtemps.