Lettre 141, 1671 (Sévigné)

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1671

141. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Mardi 3e mars.

Si vous étiez ici, ma chère bonne, vous vous moqueriez de moi ; j’écris de provision, mais c’est par une raison bien différente de celle que je vous donnois un jour, pour m’excuser d’écrire à quelqu’un une lettre qui ne devoit partir que dans deux jours : c’étoit parce que dans deux jours je n’aurois pas autre chose à lui dire. Voici tout le contraire ; c’est que j’aime à vous entretenir à toute heure, et que c’est la seule consolation que je puisse avoir présentement. Je suis aujourd’hui toute seule dans ma chambre par l’excès de ma mauvaise humeur. Je suis lasse de tout ; je me suis fait un plaisir de dîner ici, et je m’en fais un de vous écrire hors de propos : mais, hélas ! vous n’avez pas de ces loisirs-là. J’écris tranquillement, et je ne comprends pas que vous puissiez lire de même : je ne vois pas un moment où vous soyez à vous. Je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d’être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, des visites ; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée ; moi-même, sur ma petite bonté[1], je n’y suffirois pas. Que fait votre paresse pendant tout ce tracas ? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place ; elle vous attend dans quelque moment perdu pour vous faire au moins souvenir d’elle, et vous dire un mot en passant. « Hélas ! dit-elle, mais vous m’oubliez : songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous ai jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours ; celle qui vous consolois de tous les plaisirs, et quelquefois vous les faisois haïr ; celle qui vous ai empêchée de mourir d’ennui et en Bretagne et dans votre grossesse. Quelquefois votre mère troubloit nos plaisirs, mais je savois bien où vous reprendre, et elle avoit des égards pour moi ; présentement je ne sais plus où j’en suis ; la dignité et l’éclat de votre mari me fera périr, si vous n’avez soin de moi. » Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d’amitié, vous lui donnez quelque espérance de la posséder à Grignan ; mais vous passez vite, et vous n’avez pas le loisir d’en dire davantage. Le devoir, et la raison sont autour de vous, qui ne vous donnent pas un moment de repos. Moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire, et ils me le sont ; le moyen qu’ils vous donnent le temps de lire de telles lanterneries ? Je vous assure, ma chère bonne, que je songe à vous continuellement, et je sens tous les jours ce que vous me dîtes une fois, qu’il ne falloit point appuyer sur ces pensées. Si l’on ne glissoit pas dessus, on seroit toujours en larmes, c’est-à-dire moi. Il n’y a lieu dans cette maison qui ne me blesse le cœur. Toute votre chambre me tue ; j’y ai fait mettre un paravent tout au milieu, pour rompre un peu la vue d’une fenêtre sur ce degré par où je vous vis monter dans le carrosse de d’Hacqueville, et par où je vous rappelai. Je me fais peur quand je pense combien alors j’étois capable de me jeter par la fenêtre, car je suis folle quelquefois : ce cabinet, où je vous embrassai sans savoir ce que je faisois ; ces Capucins[2], où j’allai entendre la messe ; ces larmes qui tomboient de mes yeux à terre, comme si c’eût été de l’eau qu’on eût répandue ; Sainte-Marie, Mme de la Fayette, mon retour dans cette maison, votre appartement, la nuit et le lendemain[3] ; et votre première lettre, et toutes les autres, et encore tous les jours, et tous les entretiens de ceux qui entrent dans mes sentiments : ce pauvre d’Hacqueville est le premier ; je n’oublierai jamais la pitié qu’il eut de moi. Voilà donc où j’en reviens : il faut glisser sur tout cela, et se bien garder de s’abandonner à ses pensées et aux mouvements de son cœur. J’aime mieux m’occuper de la vie que vous faites présentement ; cela me fait une diversion, sans m’éloigner pourtant de mon sujet et de mon objet, qui est ce qui s’appelle poétiquement l’objet aimé. Je songe donc à vous, et je souhaite toujours de vos lettres ; quand je viens d’en recevoir, j’en voudrois bien encore. J’en attends présentement, et reprendrai ma lettre quand j’en aurai reçu. J’abuse de vous, ma chère bonne ; j’ai voulu aujourd’hui me permettre cette lettre d’avance ; mon cœur en avoit besoin, je n’en ferai pas une coutume.

Mercredi.

Ah ! ma bonne, quelle peinture de l’état où vous avez été ! et que je vous aurois mal tenu ma parole, si je vous avois promis de n’être point effrayée d’un si grand péril ! Mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin, sans frémir. Ce Rhône qui fait peur à tout le monde, ce pont d’Avignon où l’on a tort de passer même après avoir pris toutes ses mesures ! un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche. Par quel miracle n’avez-vous pas été brisés et noyés dans un moment ? Et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un orage ; et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l’être encore plus que vous ; au lieu de vous faire attendre que l’orage soit passé, il veut bien vous exposer. Ah mon Dieu ! qu’il eût été bien mieux d’être timide, et de vous dire que si vous n’aviez point de peur, il en avoit lui, et de ne point souffrir que vous traversassiez le Rhône par un temps comme celui qu’il faisoit ! Que j’ai de peine à comprendre sa tendresse en cette occasion ! Je ne soutiens pas cette pensée, j’en frissonne, et je m’en suis réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l’eau ? De bonne foi, n’avez-vous point été effrayée d’une mort si proche et si inévitable ? Mais encore serois-je un peu consolée si cela vous rendoit moins hasardeuse à l’avenir, et si une aventure comme celle-là vous faisoit voir les dangers comme ils sont. Je vous prie de m’avouer ce qui vous en est resté ; je crois du moins que vous aurez rendu grâces à Dieu de vous avoir sauvée. Pour moi, je suis persuadée que les messes que j’ai fait dire tous les jours pour vous ont fait ce miracle, et je suis plus obligée à Dieu de vous avoir conservée dans cette occasion, que de m’avoir fait naître.

C’est à M. de Grignan que je m’en prends. Le Coadjuteur a bon temps : il n’a été grondé que pour la montagne de Tarare ; elle me paroît présentement comme les pentes de Nemours. M. Busche m’est venu voir tantôt, j’ai pensé l’embrasser en songeant comme il vous a bien menée ; je l’ai fort entretenu de vos faits et gestes, et puis je lui ai donné de quoi boire un peu à ma santé. Cette lettre vous paraîtra bien ridicule ; vous la recevrez dans un temps où vous ne songerez plus au pont d’Avignon. Faut-il que j’y pense, moi, présentement ? C’est le malheur des commerces si éloignés ; il faut s’y résoudre, et ne pas même se révolter contre cet inconvénient : cela est naturel, et la contrainte seroit trop grande d’étouffer toutes ses pensées. Il faut entrer dans l’état naturel où l’on est, en répondant à une chose qui tient au cœur : vous serez donc obligée de m’excuser souvent. J’attends des relations de votre séjour à Arles ; je sais que vous y aurez trouvé bien du monde. Ne m’aimez-vous point de vous avoir appris l’italien ? Voyez comme vous vous en êtes bien trouvée avec ce vice-légat[4] : ce que vous dites de cette scène est excellent ; mais que j’ai peu goûté le reste de votre lettre ! Je vous épargne mes éternels recommencements sur ce pont d’Avignon : je ne l’oublierai de ma vie.


  1. Lettre 141 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. On lit ici boule, au lieu de bonté, dans notre manuscrit, de même que dans toutes les éditions : ce sont deux mots faciles à confondre dans l’écriture de Mme de Sévigné. La leçon que nous avons adoptée nous est fournie un peu plus loin par le manuscrit : voyez la note 2 de la lettre 153.
  2. 2. Les Capucins de la rue d’Orléans au Marais : l’église de ce couvent est aujourd’hui la paroisse de Saint-Francois d’Assise.
  3. 3. Voyez la lettre du 6 février précédent (no 131).
  4. 4. La ville d’Avignon et le Comtat étaient gouvernés, au nom du pape, par un vice-légat.