Lettre 147, 1671 (Sévigné)

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147. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce vendredi 20e mars.

Monsieur le coadjuteur de Reims[1] me dit l’autre jour, chez Mme de Coulanges, qu’il vous avoit écrit deux fois[2], et qu’il n’avoit point eu de réponse. Mettez la main sur la conscience, ma bonne, et payez vos dettes. Il s’en est allé à Reims, et Mme de Coulanges lui disoit : « Quelle folie d’aller à Reims ! et qu’allez-vous faire là ? Vous vous y ennuierez comme un chien ; demeurez ici, nous nous promènerons. » Ce discours à un archevêque nous fit rire, et elle aussi ; nous ne le trouvâmes nullement canonique, et nous comprîmes pourtant que si plusieurs dames le faisoient à des prélats, elles ne perdroient peut-être pas leurs paroles.

M. de la Rochefoucauld m’a demandé plus de dix fois si vous n’aviez pas reçu ses dragées[3]. Le comte d’Estrées[4] lui a conté qu’en son voyage de Guinée[5] il se trouva parmi des chrétiens. Il y trouva une église, il y trouva vingt chanoines nègres tout nus avec des bonnets carrés, et une aumusse au bras gauche, qui chantoient les louanges de Dieu. Il vous prie de réfléchir sur cette rencontre, et de ne pas croire qu’ils eussent le moindre surplis, car ils étoient comme quand on sort du ventre de sa mère, et noirs comme des diables. Voilà ma commission.

Mme de Guise[6] a fait un faux pas à Versailles ; elle n’en a rien dit : elle est accouchée, à quatre mois, d’un pauvre petit garçon, qui n’a point été baptisé. Voilà un bel exemple pour se conserver, et pour ne point cacher ses fausses démarches.

1671 D’Hacqueville vous a envoyé une assez plaisante chanson sur M. de Longueville : c’est à l’imitation d’un certain récit de ballet que vous ne connoissez point, et que je vous ai dit qui étoit le plus beau du monde[7]. Je le sais, et je le chante bien.

La lettre que vous avez écrite à Guitaut est fort jolie ; j’aime passionnément vos lettres. Si les miennes vous peignent bien ce que je dis, et que vous croyiez le voir, vous serez satisfaite des chanoines de Guinée.

On domna l’autre jour au P. Desmares[8] un billet en montant en chaire ; il le lut avec ses lunettes. C’étoit :

De par Monseigneur de Paris,
On déclare à tous les maris
Que leurs femmes on baisera,
                 Alleluia !

Il en lut plus de la moitié : on pensa mourir de rire. Il y a des gens de bonne humeur, comme vous voyez.

Je crois que vous savez que Mademoiselle a chassé Guilloire ; le pauvre Segrais ne tient à guère : c’est qu’ils ont témoigné trop librement leurs sentiments sur M. de Lauzun[9].

Dites un petit mot dans une de vos lettres de Mme de Lavardin ; elle est toujours enthousiasmée de votre mérite, et moi, mon enfant, de la tendresse que j’ai pour vous. Si je ne vous en parle pas assez à mon gré, c’est par discrétion ; mais, en un mot, vous m’occupez tout entière, et sans vous donner aucun rendez-vous d’esprit, comme Mlle de Scudéry, soyez assurée que vous ne sauriez penser à moi en aucun temps que je ne pense à vous ; vous n’y sauriez penser à faux, ma petite. Mais regardez un peu la lune, cette lune que je regarde aussi ; nous voyons la même chose, quoique à deux cents lieues loin l’une de l’autre.


  1. 1. Lettre 147. — 1. Charles-Maurice le Tellier, depuis archevêque de Reims. Voyez la note 1 de la lettre 74.
  2. 2. Dans les deux éditions de Perrin, la lettre commence ainsi : « M. le coadjuteur de Reims étoit l’autre jour avec nous chez Mme de Coulanges. Je me plaignis à lui du désordre de la poste (dont son frère aîné, le marquis de Louvois, était surintendant) ; il me dit qu’elle lui faisoit des tours aussi bien qu’à moi ; qu’il vous avoit écrit deux fois, etc. » Nous avons suivi le texte de 1726.
  3. 3. Ici encore il y a deux lignes de plus dans Perrin : « Et je lui ai dit toutes vos douceurs là-dessus. Voici une histoire qu’il vous envoie cette fois au lieu de dragées. »
  4. 4. Jean, comte d’Estrées, depuis 1655 lieutenant général, et de- puis 1670 vice-amiral des armées navales aux îles d’Amérique, fut fait maréchal de France en 1681, et plus tard (1686) vice-roi de l’Amérique. Il mourut en 1707. Voyez la note 2 de la lettre 40.
  5. 5. La curiosité se portait alors sur la Guinée. Un ambassadeur du roi d’Ardra (dans la Guinée septentrionale) venait d’arriver à Paris ; il y avait fait une entrée singulière. Son carrosse, attelé de six chevaux, était précédé de douze nègres, dont le chef donnait du cor. Ses trois femmes, trois de ses fils et une suite considérable étaient dans d’autres voitures. La compagnie des Indes, espérant retirer de grands avantages de cette ambassade, fit faire à l’envoyé des vestes de brocart d’or, pour qu’il se présentât décemment devant le Roi. Cela donna lieu à mille plaisanteries. Mme de Montmorency écrivait à Bussy, le 9 décembre 1670, qu’on avait eu toutes les peines du monde à déterminer l’ambassadeur à s’habiller pour aller à l’audience du Roi, et qu’il voulait y aller tout nu. « Il est chrétien, dit-elle dans la même lettre, et a trois femmes épousées, dont il en veut vendre une, s’il trouve marchand. » (Voyez les Mémoires touchant les ambassadeurs, et la Correspondance de Bussy Rabutin, t. I, p. 343.)
  6. 6. Élisabeth d’Orléans, duchesse d’Alençon, fille puînée de Gaston et de Marguerite de Lorraine, mariée en 1667 à Louis-Joseph, duc de Guise. Son mari, qu’elle perdit au mois de juillet 1671, était fils unique (né en 1650) de Louis de Lorraine, duc de Joyeuse et d’Angoulême, mort en 1654, et neveu du duc de Guise, Henri II, dont il avait recueilli l’héritage en 1664. Elle mourut en 1696, à cinquante ans, n’ayant eu qu’un fils, mort en bas âge (1675). Voyez la note 15 de la lettre 132.
  7. 7. Voyez la note 3 de la lettre 136.
  8. 8. Toussaint Desmares, de l’Oratoire, prédicateur célèbre, et favorable aux opinions jansénistes. Il a composé avec dom Rivet le Nécrologe de Port-Royal. Longtemps interdit, il remonta en chaire à Saint-Roch, en 1669. Boileau a rendu hommage à son éloquence dans sa Xe Satire (1694) :

    Desmares, dans Saint-Roch, n’auroit pas mieux prêché.

    Il mourut en 1687, âgé de quatre-vingt-sept ans.

  9. 9. Guilloire était médecin de Mademoiselle, et Segrais, son gentilhomme ordinaire. Sur ce que raconte ici Mme de Sévigné, voyez les Mémoires de Mademoiselle, t. IV, p. 261, et, à la page 263, une citation de Segrais, qui se défend d’avoir voulu dissuader Mademoiselle d’épouser Lauzun : « Je n’y ai jamais songé, parce que je ne le devois pas, étant son domestique. » — Segrais partagea bientôt le sort de Guilloire ; Mme de la Fayette lui donna un appartement chez elle, où il demeura de 1671 à 1676.