Lettre 149, 1671 (Sévigné)

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149 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN[1].

À Livry, mardi saint 24e mars.

Voici une terrible causerie, ma chère bonne ; il y a trois heures que je suis ici. Je suis partie de Paris avec l’abbé, Hélène, Hébert et Marphise[2], dans le dessein de me retirer ici du monde et du bruit jusqu’à jeudi au soir. Je prétends être en solitude ; je fais de ceci une petite Trappe ; je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions. J’ai dessein d’y jeûner beaucoup par toutes sortes de raisons ; marcher pour tout le temps que j’ai été dans ma chambre, et sur le tout m’ennuyer pour l’amour de Dieu. Mais, ma pauvre bonne, ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c’est de penser à vous. Je n’ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et ne pouvant contenir tous mes sentiments sur votre sujet, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siége de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici ? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur ? Il n’y a point d’endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l’église, ni dans ce pays, ni dans ce jardin, où je ne vous aie vue, il n’y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose ; et de quelque façon que ce soit aussi, cela me perce le cœur. Je vous vois, vous m’êtes présente ; je pense et repense à tout ; ma tête et mon esprit se creusent : mais j’ai beau tourner, j’ai beau chercher ; cette chère enfant que j’aime avec tant de passion est à deux cents lieues, je ne l’ai plus. Sur cela je pleure sans pouvoir m’en empêcher ; je n’en puis plus, ma chère bonne : voilà qui est bien foible, mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre. Le hasard peut faire qu’elle viendra mal à propos, et qu’elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu’elle est écrite. À cela je ne sais point de remède ; elle sert toujours à me soulager présentement ; c’est tout ce que je lui demande. L’état où ce lieu-ci m’a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne me point parler de mes foiblesses ; mais vous devez les aimer et respecter mes larmes, qui viennent d’un cœur tout à vous.

Jeudi saint 26e mars.

Si j’avois autant pleuré mes péchés que j’ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serois fort bien disposée pour faire mes pâques et mon jubilé[3]. J’ai passé ici le temps que j’avois résolu, de la manière dont je l’avois imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m’a plus tourmentée que je ne l’avois prévu. C’est une chose étrange qu’une imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étoient encore : sur cela on songe au présent, et quand on a le cœur comme je l’ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous : notre maison de Paris m’assomme encore tous les jours, et Livry m’achève. Pour vous, c’est par un effet de mémoire que vous pensez à moi : la Provence n’est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J’ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j’ai eue ici : une grande solitude, un grand silence, un office triste, des ténèbres chantées avec dévotion (je n’avois jamais été à Livry la semaine sainte), un jeûne canonique, et une beauté dans ces jardins, dont vous seriez charmée : tout cela m’a plu. Hélas ! que je vous y ai souhaitée ! Quelque difficile que vous soyez sur les solitudes, vous auriez été contente de celle-ci ; mais je m’en retourne à Paris par nécessité ; j’y trouverai de vos lettres, et je veux demain aller à la Passion du P. Bourdaloue ou du P. Mascaron ; j’ai toujours honoré les belles passions. Adieu, ma chère Comtesse : voilà ce que vous aurez de Livry ; j’achèverai cette lettre à Paris. Si j’avois eu la force de ne vous point écrire d’ici, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j’y ai senti, cela vaudroit mieux que toutes les pénitences du monde ; mais, au lieu d’en faire un bon usage, j’ai cherché de la consolation à vous en parler : ah ! ma bonne, que cela est foible et misérable ! 1671

À Paris, vendredi saint 27e mars.

J’ai trouvé ici un gros paquet de vos lettres ; je ferai réponse aux hommes quand je ne serai du tout si dévote : en attendant, embrassez votre cher mari pour l’amour de moi ; je suis touchée de son amitié et de sa lettre. Je suis bien aise de savoir que le pont d’Avignon soit encore sur le dos du Coadjuteur ; c’est donc lui qui vous y a fait passer ; car pour le pauvre Grignan, il se noyoit par dépit contre vous ; il aimoit autant mourir que d’être avec des gens si déraisonnables. Le Coadjuteur est perdu d’avoir encore ce crime avec tant d’autres. Je suis très-obligée à Bandol de m’avoir fait une si agréable relation. Mais d’où vient, ma bonne, que vous craignez qu’une autre lettre n’efface la vôtre ? Vous ne l’avez pas relue ; car pour moi, qui les lis avec attention, elle m’a fait un plaisir sensible, un plaisir à n’être effacé par rien, un plaisir trop agréable pour un jour comme aujourd’hui. Vous contentez ma curiosité sur mille choses que je voulois savoir. Je me doutois bien que les prophéties auroient été entièrement fausses à l’égard de Vardes ; je me doutois bien aussi que vous n’auriez fait aucune incivilité. Je me doutois bien encore de l’ennui que vous avez, et ce qui vous surprendra, c’est que, quelque aversion que je vous aie-toujours vue pour les narrations, j’ai cru que vous aviez trop d’esprit pour ne pas voir qu’elles sont quelquefois agréables et nécessaires. Je crois aussi qu’il n’y a rien qu’il faille entièrement bannir de la conversation, et qu’il faut que le jugement et les occasions y fassent entrer tour à tour ce qui est le plus à propos, —Je ne sais pourquoi vous nous dites que vous ne contez pas bien ; je ne connois personne qui attache plus que vous : ce n’est pas une sorte de tour dans l’esprit à souhaiter uniquement ; mais quand cela y est attaché, et qu’on le fait agréablement, je pense qu’on doit être bien aise de s’en acquitter comme vous faites.

Je tremble quand je songe que votre affaire pourroit ne pas réussir. Il faut que M. le premier président fasse l’impossible. Je ne sais plus où j’en suis de Monsieur de Marseille ; vous avez très-bien fait de soutenir le personnage d’amie, il faut voir s’il en sera digne.

Si j’avois présentement un verre d’eau sur la tête, il n’en tomberoit pas une goutte. Si vous aviez vu votre homme de Livry le jeudi saint, c’est bien pis que toute l’année. Il avoit hier la tête plus droite qu’un cierge, et ses pas étoient si petits qu’il ne sembloit pas qu’il marchât[4].

J’ai entendu la Passion du Mascaron, qui en vérité a été très-belle et très-touchante. J’avois grande envie de me jeter dans le Bourdaloue ; mais l’impossibilité m’en a ôté le goût : les laquais y étoient dès mercredi, et la presse étoit à mourir. Je savois qu’il devoit redire celle que M. de Grignan et moi entendîmes l’année passée aux Jésuites ; et c’étoit pour cela que j’en avois envie : elle étoit parfaitement belle, et je ne m’en souviens que comme d’un songe. Que je vous plains d’avoir eu un méchant prédicateur ! Mais pourquoi cela vous fait-il rire ? J’ai envie de vous dire encore ce que je vous dis une fois : « Ennuyez-vous, cela est si méchant. »

Je n’ai jamais pensé que vous ne fussiez pas très-bien avec M. de Grignan ; je ne crois pas avoir témoigné que j’en doutasse. Tout au plus je souhaitois d’en entendre un mot de lui ou de vous, non point par manière de nouvelle, mais pour me confirmer une chose que je souhaite avec tant de passion. La Provence ne seroit pas supportable sans cela, et je comprends bien les craintes qu’il a de vous y voir languir et mourir d’ennui. Nous avons, lui et moi, les mêmes symptômes. Il me mande que vous m’aimez : je pense que vous ne doutez pas que ce ne me soit une chose agréable au delà de tout ce que je puis souhaiter en ce monde ; et par rapport à vous, jugez de l’intérêt que je prends à votre affaire. C’en est fait présentement, et je tremble d’en apprendre le succès.

Le maréchal d’Albret[5] a gagné un procès de quarante mille livres de rente en fonds de terre. Il rentre dans tout le bien en fonds de ses grands-pères, et ruine tout le Béarn. Vingt familles avoient acheté et revendu ; il faut rendre tout cela avec tous les fruits depuis cent ans : c’est une épouvantable affaire pour les conséquences. Adieu, ma très-chère ; je voudrois bien savoir quand je ne penserai plus tant à vous et à vos affaires. Il faut répondre :

      Comment vous le pourrois-je dire ?
Rien n’est plus incertain que l’heure de la mort[6].

Je suis fâchée contre votre fille ; elle me reçut mal hier ; elle ne voulut jamais rire. Il me prend quelquefois envie de la mener en Bretagne pour me divertir. Adieu, petit démon qui me détournez ; je devrois être à ténèbres il y a plus d’une heure.

Mon cher Grignan, je vous embrasse. Je ferai réponse à votre jolie lettre.

Je vous remercie, ma bonne, de tous les compliments que vous faites ; je les distribue à propos ; on vous en fait toujours cent mille. Vous êtes toute vive partout. Je suis ravie de savoir que vous êtes belle ; je voudrois bien vous baiser ; mais quelle folie de mettre toujours cet habit bleu !


  1. LETTRE 149 (revue sur une ancienne copie). — 1. On a fait jusqu’ici de cette lettre, écrite en trois fois, mais envoyée par le même courrier, trois lettres détachées. Dans notre manuscrit, les parties datées du jeudi et du vendredi saints sont précédées chacune du mot suite. — À cette lettre de la semaine sainte on peut en comparer une autre datée de Livry, le vendredi saint (8 avril) 1689.
  2. 2. Les mots : « avec l’abbé, etc. » manquent dans l’édition de 1726. On lit dans notre manuscrit : « Je partis de Paris avec l’abbé et mes filles. » — Hélène était la femme de chambre de Mme de Sévigné ; Hébert faisait partie de sa maison, mais nous ne savons si c’était, comme le dit une note de l’édition de 1818, en qualité de valet de chambre. Il est dit de lui, dans une lettre postérieure, qu’il écrit à merveille. Ailleurs nous le voyons jouer aux échecs avec Corbinelli. Il fut quelque temps sous Gourville, au service du prince de Condé. (Voyez les lettres du 6 mai 1671 et du 4 octobre 1679.) Marphise est le nom de la chienne de la marquise.
  3. 3. « Il vint un jubilé à Pâques, » dit Mademoiselle dans ses Mémoires (tome IV, p. 269). Il fut ouvert à la cathédrale le 23 mars (1671).
  4. 4. Voyez le second alinéa de la lettre du 30 mai 1672.
  5. 5. Voyez la note 3 de la lettre 90. — Le maréchal d’Albret descendait d’Étienne (fils naturel, légitimé en 1527, du cinquième fils de Charles II, sire d’Albret), et de Jeanne de Béarn, héritière de Miossens.
  6. 6. Ce sont les deux vers qui terminent ce joli madrigal de Montreuil, qui est resté dans le souvenir des gens de goût :
                Pourquoi me demandez-vous tant
      Si mes feux dureront, si je serai constant ?
      Jusques à quand mon cœur vivra sous votre empire ?
                Ah ! Philis, vous avez grand tort,
                Comment vous le pourrois-je dire ? etc.