Lettre 153, 1671 (Sévigné)

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1671

153. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce mercredi 8e avril.

Je commence à recevoir vos lettres le dimanche : c’est signe que le temps est beau. Mon Dieu, ma bonne, que vos lettres sont aimables ! il y a des endroits dignes de l’impression : un de ces jours vous trouverez qu’un de vos amis vous aura trahie. Vous êtes en dévotion, vous avez trouvé nos pauvres sœurs de Sainte-Marie[1], vous y avez une cellule ; mais ne vous y creusez point trop l’esprit ; les rêveries sont quelquefois si noires, qu’elles font mourir : vous savez qu’il faut un peu glisser sur les pensées : vous trouverez de la douceur dans cette maison, dont vous êtes la maîtresse.

J’admire la manière de vos dames pour la communion ; elle est extraordinaire ; pour moi, je ne pourrois pas m’y accoutumer. Je crois que vous en baisserez davantage vos coiffes. Je comprends que vous auriez bien moins de peine à ne vous point friser qu’à vous taire de ce que vous voyez. La description des cérémonies est une pièce achevée ; mais savez-vous bien qu’elle m’échauffe le sang, et que j’admire que vous y puissiez résister ? Vous croyez que je serois admirable en Provence, et que je ferois des merveilles sur ma petite bonté[2]. Point du tout, je serois brutale ; la déraison me pique, et le manque de bonne foi m’offense. Je leur dirois : « Madame, voyons donc à quoi nous en sommes ; faut-il vous reconduire ? Ne m’en empêchez donc point, et ne perdons pas notre temps et notre poumon. Si vous ne le voulez point, trouvez bon que je n’en fasse point les façons ; » et si elles ne vouloient pas, je leur ferois tout haut votre compliment intérieur. Je ne m’étonne pas si cette sorte de manège vous impatiente ; j’y ferois moins bien que vous.

Parlons un peu de votre frère : il a eu son congé de Ninon. Elle s’est lassée d’aimer sans être aimée ; elle a redemandé ses lettres, on les a rendues : j’ai été fort aise de cette séparation. Je lui disois toujours un petit mot de Dieu, et le faisois souvenir de ses bons sentiments passés, et le priois de ne point étouffer le Saint-Esprit dans son cœur. Sans cette liberté de lui dire en passant quelque mot, je n’aurois pas souffert cette confidence dont je n’aurois que faire. Mais ce n’est pas tout : quand on rompt d’un côté, on croit se racquitter de l’autre ; on se trompe. La jeune merveille[3] n’a pas rompu, mais je crois qu’elle rompra. Voici pourquoi : mon fils vint hier me chercher du bout de Paris pour me dire l’accident qui lui étoit arrivé. Il avoit trouvé une occasion favorable, et cependant, oserois-je le dire ? son dada demeura court à Lérida[4]. Ce fut une chose étrange ; la demoiselle ne s’étoit jamais trouvée à telle fête : le cavalier en désordre sortit en déroute, croyant être ensorcelé ; et ce qui vous paroîtra plaisant, c’est qu’il mouroit d’envie de me conter sa déconvenue. Nous rimes fort ; je lui dis que j’étois ravie qu’il fût puni par où il avoit péché. Il s’est pris à moi, et me dit que je lui avois donné de ma glace, qu’il se passeroit fort bien de cette ressemblance, que j’aurois bien mieux fait de la donner à ma fille. Il vouloit que Pecquet le restaurât ; il disoit les plus folles choses du monde, et moi aussi : c’étoit une scène digne de Molière. Ce qui est vrai, c’est qu’il a l’imagination tellement bridée, que je crois qu’il n’en reviendra pas sitôt. J’eus beau l’assurer que tout l’empire amoureux est rempli d’histoires tragiques : il ne peut se consoler. La petite Chimène dit qu’elle voit bien qu’il ne l’aime plus, et se console ailleurs. Enfin c’est un désordre qui me fait rire, et que je voudrois de tout mon cœur qui le pût retirer d’un état si malheureux à l’égard de Dieu.

Il me contoit l’autre jour qu’un comédien vouloit se marier, quoiqu’il eût un certain mal un peu dangereux ; et son camarade lui dit : « Eh, morbleu ! attends que tu sois guéri, tu nous perdras tous. » Cela m’a paru fort épigramme[5].

Ninon disoit l’autre jour à mon fils qu’il étoit une vraie citrouille fricassée dans la neige. Vous voyez ce que c’est que de voir bonne compagnie ; on apprend mille gentillesses.

Je n’ai point encore loué votre appartement, quoiqu’il vienne tous les jours des gens pour le voir, et que je l’aie laissé pour moins de cinq cents écus.

Pour votre enfant, voici de ses nouvelles. Je la trouvai pâle ces jours passés. Je trouvai que jamais les tetons de sa nourrice ne s’enfuyoient ; la fantaisie me prit de croire qu’elle n’avoit pas assez de lait. J’envoyai querir Pecquet, qui trouva que j’étois fort habile, et me dit qu’il falloit voir encore quelques jours. Il revint au bout de deux ou trois ; il trouva que la petite diminuoit. Je vais chez Mme du Puy-du-Fou ; elle vient ici, elle trouve la même chose ; mais parce qu’elle ne conclut jamais, elle disoit qu’il falloit voir. « Et quoi voir, lui dis-je, Madame ? » Je trouve par hasard une femme de Sucy[6] qui me dit qu’elle connoissoit une nourrice admirable : je l’ai fait venir ; ce fut samedi. Dimanche, j’allai chez Mme de Bournonville[7], lui dire le déplaisir que j’avois d’être obligée de lui rendre sa jolie nourrice. M. Pecquet étoit avec moi, qui dit l’état de l’enfant. L’après-dînée, une demoiselle de Mme de Bournonville vint au logis, et sans rien dire du sujet de sa venue, elle prie la nourrice de venir faire un tour[8] chez Mme de Bournonville. Elle y va, on l’emmène le soir. On lui dit qu’elle ne retourneroit plus ; elle se désespère. Le lendemain, je lui envoie dix louis d’or pour quatre mois et demi. Voilà qui est fait. Je fus chez Mme du Puy-du-Fou, qui m’approuva ; et pour la petite, je la mis dès dimanche entre les mains de l’autre nourrice. Ce fut un plaisir de la voir teter ; elle n’avoit jamais teté de cette sorte. Sa nourrice avoit peu de lait ; celle-ci en a comme une vache. C’est une bonne paysanne, sans façon, de belles dents, des cheveux noirs, un teint hâlé, âgée de vingt-quatre ans ; son lait a quatre mois ; son enfant est beau comme un ange. Pecquet est ravi de songer que la petite n’a plus de besoin ; on voyoit qu’elle en avait et qu’elle cherchoit toujours. J’ai acquis une grande réputation dans cette occasion ; je suis du moins comme l’apothicaire de Pourceaugnac, expéditive[9]. Je ne dormois plus en repos de songer que la petite languissoit, et du chagrin aussi d’ôter cette jolie femme, qui pour sa personne étoit à souhait ; il ne lui manquoit rien que du lait. Je donne à celle-ci deux cent cinquante livres par an, et je l’habillerai, mais ce sera fort modestement. Voilà comme nous disposons de vos affaires.

Je pars à peu près dans un mois, ou cinq semaines. Ma tante demeure ici, qui sera ravie d’avoir cet enfant : elle ne va point cette année à la Trousse[10]. Si la nourrice étoit femme à quitter de loin son ménage, je crois que je la mènerois en Bretagne ; mais elle ne vouloit seulement pas venir à Paris. Votre petite devient aimable, on s’y attache. Elle sera dans quinze jours une pataude blanche comme de la neige, qui ne cessera de rire. Voilà, ma bonne, de terribles détails. Vous ne me reconnoissez plus, me voilà une vraie commère ; je m’en vais régenter dans mon quartier. Pour vous dire le vrai, c’esL que je suis une autre personne, quand je suis chargée d’une chose toute seule, ou que je la partage avec plusieurs. Ne me remerciez de rien ; gardez vos cérémonies pour vos dames. J’aime votre petit ménage tendrement ; ce m’est un plaisir et point du tout une charge, ni à vous assurément : je ne m’en aperçois pas. Ma tante a bien fait aussi ; elle est venue avec moi en bien des lieux ; remerciez-la, et contez tout ceci à la petite Deville ; je voulois lui écrire. Dites aussi un mot pour Segrais dans votre première lettre.

Une Mme de la Guette[11], qui m’a donné la nourrice, vous prie de savoir de M. le cardinal de Grimaldi[12] s’il vouloit souffrir à Aix la fondation des Filles de la Croix, qui instruisent des jeunes filles, et dont on reçoit en plusieurs villes une fort grande utilité[13]. N’oubliez pas de répondre à ceci.

La Marans disoit l’autre jour chez Mme de la Fayette : « Ah, mon Dieu ! il faut que je me fasse couper les cheveux. » Mme de la Fayette lui répondit bonnement : « Ah, mon Dieu ! Madame, ne le faites point, cela ne sied bien qu’aux jeunes personnes. » Si vous n’aimez ces traits-là, dites mieux.

M. d’Ambres donne son régiment au Roi pour quatre-vingt mille francs et cent vingt mille livres : voilà les deux cent mille francs[14]. Il est content d’être hors de l’infanterie, c’est-à-dire de l’hôpital. Eh, mon Dieu ! tâchez bien de l’éviter ; ne faites point si grande chère : on en parle ici comme d’un excès ; M. de Monaco[15] ne s’en peut taire. Mais surtout essayez de vendre une terre[16] ; il n’y a point d’autre ressource pour vous. Je ne pense qu’à vous ; si, par un miracle que je n’espère ni ne veux, vous étiez hors de ma pensée, il me semble que je serois vide de tout, comme une figure de Benoît[17].

Voilà une lettre que j’ai reçue de Monsieur de Marseille. Voilà ma réponse ; je crois qu’elle sera à votre gré, puisque vous la voulez si franche et si sincère, et conforme à cette amitié que vous vous êtes jurée, « dont la dissimulation est le lien, et votre intérêt le fondement. » Cette période est de Tacite ; jamais je n’ai rien vu de si beau. J’entre donc dans ce sentiment, et je l’approuve, puisqu’il le faut.

À neuf heures du soir.

Je reviens fermer mon paquet, après m’être promenée aux Tuileries, avec une chaleur à mourir, et dont je suis triste parce qu’il me semble que vous avez encore plus

de chaud. Je suis revenue chez M. le Camus[18], qui s’en va écrire à M. de Grignan, en lui envoyant la réponse de M. de Vendôme[19]. L’affaire du secrétaire n’a pas été sans difficulté[20]. La civilité qu’a faite M. de Grignan étoit entièrement nécessaire pour cette année : ce qui est fait est fait ; mais pour l’autre, il faut que de bonne foi M. de Grignan soit le solliciteur du secrétaire du gouverneur : autrement il paroîtroit que ce qu’a offert votre mari ne seroit que des paroles ; il faut bien se garder de n’y pas conformer les actions. Il faut aussi captiver Monsieur de Marseille, et lui faire croire qu’il est de vos amis, malgré qu’il en ait, et que ce sera lui qui sera votre homme d’affaires l’année qui vient. J’approuve la conduite que vous voulez avoir avec lui ; je vois bien qu’elle est nécessaire ; je le vois plus que je ne le faisois.


Je reçois présentement votre lettre du 31e mars ; je n’ai point encore trouvé le moyen de les lire sans beaucoup d’émotion. Je vois toute votre vie, et je ne trouve que M. de Grignan qui vous entende. Vous n’êtes donc point belle, vous n’avez guère d’esprit, vous ne dansez point bien ? Hélas ! est-ce ma chère enfant ? J’aurois grand’peine à vous reconnoître sur ce portrait.

Je dirai à M. de la Rochefoucauld toutes les folies que vous dites sur les chanoines[21], et comme vous croyez que c’est de là qu’on a nommé le dévot sexe féminin. Il y a plaisir à vous mander des bagatelles ; vous y répondez très-bien, et je vous embrasse mille fois de me remercier de vos éventails, en prenant part au plaisir que j’ai de vous les donner : ce n’est que cela qui vous les doit rendre aimables. Faites que j’aie des trésors, et vous verrez si je me contenterai de faire avoir des pantoufles de natte à votre nourrice.


Mon cher Grignan, puisque vous trouvez votre femme si belle, conservez-la. C’est assez d’avoir chaud cet été en Provence, sans y être malade. Vous croyez que j’y ferois des merveilles ; je vous assure que je ne suis pas au point que vous pensez là-dessus. La crainte m’est aussi contraire qu’à vous, et je crois que ma fille fait mieux que je ne pourrois faire.


Mme de Villars et toutes celles que vous nommez dans vos lettres vous font tant d’amitiés que je ne finirois point si je les disois toutes ; ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on vous oublie. Adieu. Vous m’embrassez si tendrement ! Pensez-vous que je ne reçoive point vos caresses à bras ouverts ? Pensez-vous que l’amitié puisse jamais aller plus loin que celle que j’ai pour vous ?

Mandez-moi comme vous vous portez le 6e de ce mois. Vos habits si bien faits, cette taille si bien remplie dans son naturel, ô mon Dieu ! conservez-la donc pour mon voyage de Provence. Vous savez bien qu’il ne vous peut manquer. — Je le souhaite plus que vous, mon cher Comte. Embrassez-moi, et croyez que je vous aime et que tout le bonheur de ma fille est en vous.


  1. LETTRE 153 (revue sur une ancienne copie). — 1. De la Visitation d’Aix.
  2. 2. Tel est, comme nous l’avons dit plus haut (note 1 de la lettre 141), le texte du manuscrit. On lit dans les éditions : « sur ma petite boule. »
  3. 3. La Champmeslé, alors âgée de vingt-sept ans. Voyez la note 21 de la lettre 146.
  4. 4. Ces mots qui se lisent dans le manuscrit et que les éditeurs ont omis, sont sans doute tirés d’une des nombreuses chansons qui furent faites sur la levée du siège de Lérida (en 1646 sous le comte d’Harcourt, et en 1647 sous le duc d’Enghien). Voyez les Mémoires de Gramont, chap. VIII : « Monsieur le Prince étoit le premier à nous mettre en train sur son siège. Nous fîmes quelques couplets sur ces Lérida qui ont tant couru, afin qu’on n’en fit pas de plus mauvais. Nous n’y gagnâmes rien : nous eûmes beau nous traiter cavalièrement dans nos chansons, on en fit à Paris où l’on nous traitoit encore plus mal. »
  5. 5. Le mot est de Racine et devint la pointe d’une épigramme qu’il mit en vers avec Boileau. Voyez Walckenaer, Histoire de la Fontaine, p. 260, et Boileau, Épigramme III, Sur une personne fort connue.
  6. 6. En Brie, à quatre lieues de Paris, arrondissement de Corbeil. C’est le village où Mme de Sévigné avait passé « sa belle jeunesse : » lettre du 22 juillet 1676. — Voyez la Notice, p. 21 et 22.
  7. 7. Ambroise, duc de Bournonville, épousa en 1655 Lucrèce de la Vieuville. Il fut chevalier d’honneur de la reine Anne, et gouverneur de Paris en 1657, démissionnaire en mai 1662. Leur fille unique épousa le 13 août 1671 Anne-Jules, duc de Noailles en 1678.
  8. 8. Le verbe faire n’est pas dans le manuscrit : il y a seulement de venir un tour.
  9. 9. Comme le dit l’apothicaire, du médecin son ami : « C’est un homme expéditif, expéditif, qui aime à dépêcher ses malades. » (Acte I, scène VII.)
  10. 10. Terre et château à quatorze lieues de Paris, près de Lizy-sur-Ourcq (à trois lieues de Meaux). Voyez la lettre du 1er mai 1680.
  11. 11. C’est sans doute ainsi qu’il faut lire. Dans le manuscrit le mot est douteux ; le copiste a plutôt écrit Mme de Sagnette.Mme de la Guette était de Sucy : voyez la note 17 de la lettre 157.
  12. 12. Archevêque d’Aix. Voyez la note 5 de la lettre 157.
  13. 13. Les Filles de la Croix étaient de l’ordre de Saint-Dominique. Un couvent de ces religieuses avait été établi rue de Charonne, à Paris, en 1641 ; Charlotte-Marie d’Effiat en était regardée comme la fondatrice ; son frère l’abbé d’Effiat fit construire le portail de l’église. Voyez la lettre de Coulanges du 1er septembre 1694.
  14. 14. C’était le prix de sa charge de lieutenant général au gouvernement de la haute Guyenne. Voyez la note 4 de la lettre 144, et la fin de la lettre 151. p. 142.
  15. 15. Louis Grimaldi, prince de Monaco, duc de Valentinois, pair de France, né le 25 juillet 1642, fils d’Hercule Grimaldi IIe du nom, marquis de Baux, et de Marie-Aurélie Spinola de Molsette ; petit-fils de celui à qui Louis XIII donna le duché de Valentinois. Il avait épousé le 30 mars 1660 Catherine-Charlotte de Gramont, fille d’Antoine, duc et maréchal, sœur du comte de Guiche et du comte de Louvigny (plus tard duc de Gramont). Il fut nommé ambassadeur à Rome en 1698, et y mourut le 3 janvier 1701. Sa femme mourut à Paris le 5 juin 1678, à trente-neuf ans. « C’étoit un Italien glorieux, fantasque, avare, fort bon homme, mais qui n’étoit pas fait pour les affaires, avec cela gros comme un muid, et ne voyoit pas jusqu’à la pointe de son ventre. Il avoit passé sa vie en chagrins domestiques, d’abord de la belle Mme de Monaco, sa femme, si amie de la première femme de Monsieur et si mêlée dans ses galanteries, et elle-même si galante, et qui, pour se tirer d’avec son mari, se fit surintendante de la maison de Madame [de Bavière]. » (Mémoires de Saint-Simon, tome III, p. 64.)
  16. 16. Voyez la lettre du 21 juin suivant.
  17. 17. Fameux artiste pour les figures de cire. (Note des éditions de 1726.)
  18. 18. Voyez la note 16 de la lettre 150.
  19. 19. Gouverneur de Provence. Voyez la Notice, p. 241, 246, 254, 256, 257.
  20. 20. Voyez le second alinéa de la lettre du 12 février 1672.
  21. 21. Voyez la lettre 147, p. 121 et suivante.