Lettre 156, 1671 (Sévigné)

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1671

156. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Paris, dimanche 12e avril.

Je vous écris tous les jours ; c’est une joie pour moi, qui me rend très-favorable à tous ceux qui me demandent des lettres : ils veulent en avoir pour paroître devant vous, et moi, je ne demande pas mieux. Celle-ci vous sera rendue par M. de… je veux mourir si je sais son nom ; mais enfin c’est un fort honnête homme qui me paroît avoir de l’esprit, que nous avons vu ici ensemble. Son visage vous est connu ; pour moi, je n’ai pas eu l’esprit d’appliquer son nom. N’allez pas prendre patron sur mes lettres : ma bonne, je vous en ai écrit depuis peu d’infinies. Les vôtres sont d’une grandeur qui m’étonne déjà assez ; je ne sais quand je m’ennuierai en les lisant. Si M. de Grignan, qui dit qu’on ne peut aimer les longues lettres, avoit jamais eu cette pensée quand il recevoit les vôtres, je présenterois requête pour vous séparer, et j’irois vous ôter à lui, au lieu d’aller en Bretagne. Je fus hier au soir brouillée avec Brancas pour avoir dit, à ce qu’il dit, une grossièreté sur l’amitié, que personne n’entendit et que je ne sentis pas moi-même : c’étoit le couronnement du crime ; il sortit dans une colère véritable. Ce sont des délicatesses incommodes, je ne les ai pas pour lui, et ne les ai que trop pour une certaine beauté que j’aime plus que ma vie, et que j’embrasse de tout mon cœur.