Lettre 162, 1671 (Sévigné)
162. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
J’ai très-mauvaise opinion de vos langueurs ; je suis du nombre des méchantes langues, et je crois tout le pis.
Voilà ce que je craignois ; mais, ma chère enfant, si ce malheur se confirme, ayez soin de vous ; ne vous ébranlez point dans ces commencements par votre voyage de Marseille : laissez un peu établir les choses ; songez à votre délicatesse, et que ce n’est qu’à force de vous être conservée que vous avez été jusqu’au bout. Je suis déjà bien en peine du dérangement que le voyage de Bretagne apportera à notre commerce. Si vous êtes grosse, comptez que je n’ai plus aucun dessein que de faire ce que vous voudrez ; je ferai ma règle de vos desirs, et laisserai tout autre arrangement et toute autre considération à mille lieues de moi. Je crois que le chapitre de votre frère vous a divertie ; il est présentement en quelque repos. Il voit pourtant Ninon tous les jours, mais c’est un ami. Il entra l’autre jour avec elle dans un lieu où il y avoit cinq ou six hommes ; ils firent tous une mine qui la persuada qu’ils le croyoient possesseur ; elle connut leurs pensées, et leur dit : « Messieurs, vous vous damnez[1], si vous croyez qu’il y ait du mal entre nous ; je vous assure que nous sommes comme frère et sœur. » Il est vrai qu’il est comme fricassé ; je l’emmène en Bretagne, où j’espère que je lui ferai retrouver la santé de son corps et de son âme : nous ménageons, la Mousse[2] et moi, de lui faire faire une bonne confession.
M. et Mme de Villars et la petite Saint-Géran sortent d’ici, et vous font mille et mille amitiés. Ils veulent la copie de votre portrait qui est sur ma cheminée, pour la porter en Espagne[3]. Ma petite enfant a été tout le jour dans ma chambre, parée de ses belles dentelles, et faisant l’honneur du logis : ce logis qui me fait tant songer à vous, où vous étiez il y a un an comme prisonnière ; ce logis que tout le monde vient voir, que tout le monde admire, et que personne ne veut louer[4]. Je soupai l’autre jour chez la marquise d’Uxelles, avec Mme la maréchale d’Humières, Mmes d’Arpajon, de Beringhen, de Frontenac[5], d’Outrelaise[6], Raimond et Martin. Vous n’y fùtes point oubliée. Je vous conjure, ma fille, de me mander sincèrement des nouvelles de votre santé, de vos desseins, de ce que vous souhaitez de moi. Je suis triste de votre état, je crains que vous ne le soyez aussi ; je vois mille chagrins, et j’ai une suite de pensées dans ma tête, qui ne sont bonnes ni pour la nuit ni pour le jour.
Depuis que j’ai écrit ce commencement de lettre, j’ai fait hier, ma chère bonne, un fort joli voyage. Je partis assez matin de Paris ; j’allai dîner à Pompone[7] ; j’y trouvai notre bonhomme[8] qui m’attendoit ; je n’aurois pas voulu manquer à lui dire adieu. Je le trouvai dans une augmentation de sainteté qui m’étonna : plus il approche de la mort, et plus il s’épure. Il me gronda très-sérieusement ; et transporté de zèle et d’amitié pour moi, il me dit que j’étois folle de ne point songer à me convertir ; que j’étois une jolie païenne ; que je faisois de vous une idole dans mon cœur ; que cette sorte d’idolâtrie étoit aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle me parût moins criminelle ; qu’enfin je songeasse à moi. Il me dit tout cela si fortement que je n’avois pas le mot à dire. Enfin, après six heures de conversation très-agréable, quoique très-sérieuse, je le quittai, et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai. Le rossignol, le coucou, la fauvette,
Dans nos forêts ont ouvert le printemps.
Je m’y suis promenée tout le soir toute seule ; j’y ai trouvé toutes mes tristes pensées ; mais je ne veux plus vous en parler. Ce matin on m’a apporté vos lettres du 4e de ce mois : qu’elles viennent de loin quand elles arrivent à Paris ! J’ai destiné une partie de cet après-dîner à vous écrire dans ce jardin, où je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Ce soir je m’en retourne à Paris pour faire mon paquet et vous l’envoyer.
Il est vrai, ma bonne, qu’il manqua un degré de chaleur à mon amitié, quand je rencontrai la chaîne des galériens[9] : je devois aller avec eux vous trouver, au lieu de ne songer qu’à vous écrire ; je m’en fais des reproches à moi-même. Que vous eussiez été agréablement surprise à Marseille de me trouver en si bonne compagnie ! Mais vous y allez donc en litière ? quelle fantaisie ! J’ai vu que vous ne les aimiez que quand elles étoient arrêtées : vous êtes bien changée. Je suis entièrement du parti des médisants : tout l’honneur que je vous puis faire, est de croire que jamais vous ne vous fussiez servie de cette voiture, si vous ne m’aviez point quittée, et que M. de Grignan fût demeuré dans sa Provence. Que je suis fâchée de ce malheur ! Conservez-vous, ma très-chère ; songez que la Guisarde beauté[10] ayant voulu se prévaloir d’une heureuse couche, s’est blessée rudement, et qu’elle a été trois jours prête à mourir : voilà un bel exemple. Mme de la Fayette craint toujours pour votre vie. Elle vous cède sans contestation la première place auprès de moi à cause de vos perfections ; quand elle est douce, elle dit que ce n’est pas sans peine ; mais enfin cela est réglé et approuvé : cette justice la rend digne de la seconde, elle l’a aussi ; la Troche s’en meurt[11]. Je vais toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne. Il est vrai que nous ferons des vies bien différentes : je serai bien troublée dans la mienne par les états, qui me viendront tourmenter à Vitré sur la fin du mois de juillet ; cela me déplaît fort. Votre frère n’y sera plus en ce temps-là. Vous souhaitez, ma bonne, que le temps marche pour nous revoir ; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée : il vous obéira trop exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n’en serez plus la maîtresse. J’ai fait autrefois les mêmes fautes que vous, je m’en suis repentie, et quoiqu’il ne m’ait pas fait tout le mal qu’il fait aux autres, il ne laisse pas de m’avoir ôté mille petits agréments, qui ne laissent que trop de marques de son passage.
Vous trouvez donc que vos comédiens ont bien de l’esprit de dire des vers de Corneille ? En vérité, il y en a de bien transportants. J’en ai apporté ici un tome qui m’amusa fort hier au soir. Mais n’avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de la Fontaine, qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés[12] ? Nous en étions l’autre jour ravis chez M. de la Rochefoucauld. Nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat :
D’animaux malfaisants c’étoit un très-bon plat ;
Ils n’y craignoient tous deux aucun, tel qu’il pût être.
Trouvoit-on quelque chose au logis de gâté,
On ne s’en prenoit point à ceux du voisinage :
Bertrand déroboit tout ; Raton, de son côté,
Étoit moins attentif aux souris qu’au fromage.
Et le reste. Cela est peint ; et la Citrouille, et le Rossignol[13], cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles : c’est le loisir de Livry qui vous tue.
Vous avez écrit un billet admirable à Brancas ; il vous écrivit l’autre jour une main tout entière de papier : c’étoit une rapsodie assez bonne ; il nous la lut à Mme de Coulanges et à moi. Je lui dis : « Envoyez-le-moi donc tout achevé pour mercredi. » Il me dit qu’il n’en feroit rien, qu’il ne vouloit pas que vous le vissiez ; que cela étoit trop sot et misérable. « Pour qui nous prenez-vous ? vous nous l’avez bien lu. — Tant y a que je ne veux pas qu’elle le lise. » Jamais il ne fut si fou. Il sollicita l’autre jour un procès à la première des enquêtes ; c’étoit à la seconde qu’on le jugeoit[14] : cette folie a fort réjoui les sénateurs ; je crois qu’elle lui a fait gagner son procès.
Ma chère enfant, que dites-vous de l’infinité de ma lettre ? Si je voulois, j’écrirois jusqu’à demain. Conservez-vous, ma chère bonne, c’est ma ritournelle continuelle ; ne tombez point ; gardez quelquefois le lit. Depuis que j’ai donné à la petite une nourrice comme du temps de François Ier[15], je crois que vous devez honorer tous mes conseils. Pensez-vous que je ne vous aille point voir cette année ? J’avois rangé tout cela d’une autre façon, et même pour l’amour de vous ; mais votre litière me redérange tout : le moyen de ne pas courir dès cette année, si vous le souhaitez un peu ? Hélas ! c’est bien moi qui dois dire qu’il n’y a plus de pays fixe pour moi, que celui où vous êtes. Votre portrait triomphe sur ma cheminée ; vous êtes adorée présentement en Provence, et à Paris, à la cour, et à Livry. Enfin, ma bonne, il faut bien que vous soyez ingrate : le moyen de rendre tout cela ? Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c’est toujours la même chose. J’embrasserois ce fripon de Grignan, si je n’étois fâchée contre lui.
Maître Paul[16] mourut il y a huit jours ; notre jardin en est tout triste.
- ↑ LETTRE 162. — 1. Dans l’édition de 1734, on lit : vous vous trompez, au lieu de vous vous damnez, qui est le texte de 1754.
- ↑ 2. Pierre de la Mousse, prêtre, docteur en théologie, prieur de la Groslé. Il était très-probablement fils naturel du père de Mme de Coulanges. Voyez la Notice, p. 90, 91, et Walckenaer, tome IV, p. 190 et 349.
- ↑ 3. Le marquis de Villars venait d’être nommé ambassadeur en Espagne.
- ↑ 4. Voyez la lettre 136, p. 70, et la lettre 153, p. 150.
- ↑ 5. Anne de la Grange, d’abord Mlle de Neuville, fille de Charles de la Grange Trianon, sieur de Neuville, maître des comptes, et de sa première femme. C’est l’ancienne dame d’honneur et maréchale de camp de Mademoiselle, qu’elle avait quittée, comme la comtesse de Fiesque, en 1657. « Elle et son amie, Mlle d’Outrelaise, qui ont passé leur vie logées ensemble à l’Arsenal (dans un bel appartement que le duc du Lude avait donné à Mme de Frontenac), étoient des personnes dont il falloit avoir l’approbation… Elles donnoient le ton à la meilleure compagnie de la ville et de la cour… On les appeloit les Divines… Mme de Frontenac étoit (à sa mort en 1707) extrêmement vieille… Elle n’avoit point d’enfants et peu de bien, que par amitié elle laissa à Beringhen, premier écuyer. » (Saint-Simon, tome II, p. 271, et tome V, p. 335 et suivante.) — Son mari était Louis, fils d’Henri de Buade comte de Palluau et de Frontenac, et d’Anne Phélypeaux. Il eut en 1672 le gouvernement du Canada, « où il fit si bien longues années, qu’il y fut renvoyé en 1689, et y mourut à Québec, à la fin de 1698. » (lbid., tome V, p. 336.)
- ↑ 6. Madeleine d’Outrelaise était, d’après Tallemant des Réaux, parente de la comtesse de Fiesque. « C’étoit, dit Saint-Simon (tome V, p. 335), une demoiselle de Poitou, de parents pauvres et peu connus, qui avoit été assez aimable, et qui perça par son esprit. » Elle mourut longtemps avant son amie, Mme de Frontenac. Voyez la note précédente.
- ↑ 7. Sur les bords de la Marne, près de Lagny, non loin du château de Fresnes.
- ↑ 8. Arnauld d’Andilly, alors âgé de quatre-vingt-deux ans. Il mourut le 27 septembre 1674, à quatre-vingt-cinq ans et cinq mois.
- ↑ 9. Voyez la lettre du 10 avril précédent, p. 158.
- ↑ 10. Mme de Guise. Voyez la lettre 147, p. 122.
- ↑ 11. Voyez la Notice, p. 159.
- ↑ 12. Fables nouvelles et autres poésies de M. de la Fontaine, Paris, D. Thierry, 1671. Ce volume contient la première édition de huit fables et de quelques autres poésies. Voyez la fin de la lettre du 13 mars précédent, p. 109. — Mme de-Sévigné cite de mémoire : on lit dans la Fontaine, dès l’édition de 1671 : quel qu’il pût être, et deux vers plus bas :
L’on ne s’en prenoit point aux gens du voisinage.
- ↑ 13. Le Gland et la Citrouille, le Milan et le Rossignol, qui sont la sixième et la septième fable du Recueil. — Le premier tome dont il est parlé ensuite est de 1668.
- ↑ 14. Le parlement de Paris était composé de la grand’chambre, de la Tournelle, de cinq chambres des enquêtes, de la première et de la seconde chambre des requêtes du Palais.
- ↑ 15. Voyez la lettre 153, p. 151 et suivantes.
- ↑ 16. Jardinier de Livry. (Note de Perrin.)