Lettre 166, 1671 (Sévigné)

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166. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce mercredi 13e mai.

Je reçois votre lettre de Marseille, ma chère bonne ; jamais une relation ne m’a tant amusée. Je lisois avec plaisir et avec attention (je suis fâchée de vous le dire, car vous n’aimez pas cela, mais vous narrez très-agréablement) : je lisois donc votre lettre vite, par impatience, et je m’arrêtois tout court, pour ne la pas dévorer si promptement ; je la voyois finir avec douleur, et douleur de toute manière ; car je ne vois que de l’impossibilité à votre retour, moi qui ne fais que le souhaiter. Ne m’en ôtez pas, ma chère bonne, ni à vous-même, du moins l’espérance. Pour moi, j’irai très-assurément vous voir, avant que vous preniez aucune résolution là-dessus : ce voyage est nécessaire à ma vie.

Vous avez donc, ma bonne, été bien étourdie de tant de canons et du hou des galériens ; vous y avez reçu des honneurs comme la Reine, et moi, plus que je ne vaux : je n’ai jamais vu une telle galanterie que de donner mon nom pour le mot de guerre. Je vois bien, ma fille, que vous pensez à moi très-souvent, et que cette maman mignonne de M. de Vivonne[1] n’est pas de contrebande avec vous. Mais je crois que Marseille vous a paru beau ; vous m’en faites une peinture extraordinaire qui ne déplaît pas : cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité ; je serai fort aise de voir cette sorte d’enfer. Comment ! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes ! Voilà ce qu’on ne voit point ici : on en parle assez ; elles font même quelquefois du bruit ; mais il n’y a rien d’effectif qu’à Marseille. J’ai cette image dans la tête,

     E di mezzo l’horrore esce il diletto[2].

Vous êtes belle, à ce que vous dites, et où est donc votre grossesse ? Comment s’accommode-t-elle avec votre beauté et avec tant de fatigue ? Il revient ici de vous des louanges, des panégyriques ; vous avez un esprit si bon, si juste, si droit, qu’on vous a fait seule arbitre des plus grands différends. Vous avez accommodé les différends infinis de M. de Monaco avec un Monsieur dont j’ai oublié le nom. Vous avez un sens si net et si fort au-dessus des autres, qu’on laisse le soin de parler de votre personne, pour parler de votre esprit : voilà ce qu’on dit de vous ici. Si vous trouvez quelque prince Alamir, vous avez du fonds de reste pour faire le premier tome du roman, sans qu’on ose en parler. Je n’ai pas voulu faire ce tort à la Provence, de vous cacher la manière dont vous y êtes honorée, et dont on y parle de vous. Je voudrois savoir si vous êtes entièrement insensible à tous les honneurs qu’on vous fait. Pour moi, je vous avoue grossièrement qu’ils ne me déplairoient pas ; mais je ferois l’impossible pour tâcher de revenir ici quelque temps me dépouiller de ma splendeur : ce qui vous en reste ici est trop bon pour être négligé. Mme des Pennes[3] a été aimable comme un ange ; Mlle de Scudéry l’adoroit[4] : c’étoit la princesse Cléobuline ; elle avoit un prince Thrasibule en ce temps-là ; c’est la plus jolie histoire de Cyrus[5]. Si vous étiez encore à Marseille, je vous prierois de bien faire des compliments pour moi à M. le général des galères[6] ; mais vous n’y êtes plus. Pour moi, je suis encore ici ; j’en suis en furie : je voulois partir vendredi ; l’abbé se met à genoux pour que ce ne soit que lundi : on ne peut tirer les prêtres de Paris ; il n’y a que les dames qui en veuillent partir. Je m’en irai donc lundi. Il me semble que vous voulez savoir mon équipage, afin de me voir passer comme j’ai vu passer M. Busche. Je vais à deux calèches, j’ai sept chevaux de carrosse, un cheval de bât qui porte mon lit[7], et trois ou quatre hommes à cheval ; je serai dans ma calèche tirée par mes deux beaux chevaux ; l’abbé sera quelquefois avec moi. Dans l’autre, mon fils, la Mousse et Hélène ; cela aura quatre chevaux avec un postillon. Quelquefois le bréviaire assemblera le second ordre, et laissera place à un certain bréviaire de Corneille, que nous avons envie de dire, Sévigné et moi. Voilà de beaux détails, mais on ne les hait pas des personnes que l’on aime. Vous écrivez une lettre à votre frère qui vaut un empire, elle est plaisante ; j’en ai bien ri, j’eusse juré que sa… eût été ridicule[8] ; en effet, j’ai trouvé qu’elle ressemble à une amande lissée[9]. Voilà de ces sortes de physionomies qui ne se raccommoderont jamais avec moi.

J’ai fait moi-même déménager et mettre en sûreté tous vos meubles dans une chambre que j’ai réservée ; j’ai été présente à tout. Pourvu que vous ayez intérêt à quelque chose, elle est digne de mes soins. Je n’ai pas tant d’amitié pour moi, Dieu m’en garde. Je n’ai garde, ma bonne, de dire à notre océan la préférence que vous lui donnez : il en seroit trop glorieux ; il n’est pas besoin de lui donner plus d’orgueil qu’il n’en a.

Bien du monde s’en va lundi comme moi. Brancas est parti ; je ne sais si cela est bien vrai, car il ne m’a point dit adieu ; il croyoit peut-être l’avoir fait. Il étoit l’autre jour debout devant la table de Mme de Coulanges ; je lui dis : « Asseyez-vous donc, ne voulez-vous pas souper ? » Il se tenoit toujours debout. Mme de Coulanges lui dit ; « Asseyez-vous donc. — Parbleu ! dit-il, Mme de Sanzei[10] se fait bien attendre ; je crois qu’on ne lui a pas dit qu’on a servi. » C’étoit elle qu’il attendoit, et il y a environ cinq semaines qu’elle est à Autry[11]. Cette civilité, faite fort naïvement, nous fit rire.

Je vous conjure, ma très-chère bonne et très-belle de ne point prendre de chocolat. Je suis fâchée contre lui personnellement. Il y a huit jours que j’eus seize heures durant une colique et une suppression qui me fit toutes les douleurs de la néphrétique. Pecquet me dit qu’il y avait beaucoup de bile et d’humeurs en l’état où vous êtes ; il vous seroit mortel.

Mme de Soubise est grosse ; elle s’en plaint à sa mère, mais inutilement. Pour Mme de Louvigny[12], vous le savez. Si je pouvois trouver quelque honnête veuve ou quelque honnête fille qui le fût aussi, je vous le manderois pour votre consolation.

L’abbé Têtu est parti, disant que Paris lui pèse sur les épaules ; il est allé droit à Fontevrault, c’est le chemin, cela est heureux ; de là il va à Richelieu, qui n’est qu’à cinq lieues ; il y demeurera. Ce voyage paroît ridicule à bien des gens, et semble l’éloigner encore de l’épiscopat[13] ; pour moi, je dis qu’il l’en approchera. Vous voyez qu’il ne s’accommode pas si bien de l’absence de Mme de Fontevrault que de la vôtre. Si j’étois désormais en lieu de vous parler du prochain, je prendrois votre manière ; elle est mille fois plus nette et plus facile que le galimatias dont je m’étois servie, et que vous avez pourtant fort bien deviné : il n’y en a guère d’impénétrable pour vous.

Vous trouvez que mon fils me console de Paris, que les états me consoleront de mon fils ; mais de vous, ma belle, qui m’en consolera ? Je n’ai point encore trouvé qu’il y ait rien dans le monde qui puisse s’en vanter. Je vous embrasse mille et mille fois. Aimez-moi toujours, c’est la seule joie et la seule consolation de ma vie.

  1. Lettre 166. — 1. Voyez la note 5 de la lettre 148.
  2. 2. Et du milieu de l’horreur sort le plaisir. — C’est un souvenir du Tasse (Jérusalem délivrée, chant XX, stance xxx) :
         Bello in si bella vista anco è l’orrore,
         E di mezzo la tema esce il diletto.
    Mme de Sévigné a remplacé la tema par le dernier mot du vers précédent.
  3. 3. « Renée de Forbin, fille de Gaspard de Forbin, IIe du nom, marquis de Janson, sœur de second lit de l’évêque de Marseille, mariée en 1632 à Marc-Antoine de Vento, seigneur de la Baume, baron des Pennes, de la vieille et illustre maison génoise des Vento, établie en Provence depuis le quinzième siècle, alliée aux plus grandes familles du pays, et presque toujours en possession des charges de viguier ou de premier consul de Marseille. Mme de Vento, à la fois Forbin et Vento, relevait encore cet avantage par son mérite et par les grâces de son esprit et de sa personne. » (M. Cousin, la Société française, tome I, p. 252.) — Son mari, qui fut premier consul de Marseille en 1643, était mort en 1667. « À en croire Mlle de Scudéry, ce doit avoir été un officier de marine d’une grande bravoure, fort bien dans sa jeunesse, galant aussi, aimant et cultivant les lettres et les arts. » (Ibidem, p. 259.)
  4. 4. « Les Scudéry étaient de Provence, bien que transplantés en Normandie au commencement du dix-septième siècle ; et Georges de Scudéry ayant été nommé en 1643 gouverneur de la citadelle de Notre-Dame de la Garde à Marseille, y avait fait bien des visites, et quelque séjour avec sa sœur Madeleine ; celle-ci s’y était beaucoup plu ; elle en avait emporté et y avait aussi laissé les meilleurs souvenirs. » (M. Cousin, ibidem, tome I, p. 251.)
  5. 5. La princesse Cléobuline dans le Cyrus est Christine, reine de Suède, et Mme des Pennes figure dans le roman sous le nom de Cléonisbe (tome VIII, livre II, p. 347 : Histoire de Peranius prince de Phocée, et de la princesse Cléonisbe). Après avoir rectifié, dans le tome Ier de la Société française (p. 252), cette erreur qui se trouve dans l’édition de la Haye et dans celles de Perrin, et a passé de là dans toutes les autres, M. Cousin ajoute : « Faut-il accuser Mme de Sévigné qui, parlant en 1671 d’un roman de sa jeunesse, aura pris un nom pour un autre, comme elle se trompe évidemment en rappelant ici un prince Thrasibule qui n’a rien à voir en cette affaire… ? Cela est fort possible ; mais il est possible aussi que le vrai coupable soit le premier éditeur de Mme de Sévigné qui, lisant mal dans l’original le nom de Cléonisbe, l’aura changé, et défiguré tout cet endroit, comme on en a défiguré tant d’autres, en retranchant, ajoutant, corrigeant, pour éclaircir ce qu’on n’entendait pas, surtout pour rendre plus coulant et plus agréable aux lecteurs vulgaires le style étincelant et hasardé de l’incomparable marquise. » — L'Histoire de Thrasibule et d’Alcionide, qui est assurément une des plus jolies de tout le roman, est au livre III de la troisième partie du Grand Cyrus, p. 604.
  6. 6. M. de Vivonne, nommé plus haut.
  7. 7. Les hôtelleries offraient alors bien peu de ressources : voyez l'Essai sur les mœurs et les usages du dix-septième siècle, par M. Barrière, en tête des Mémoires de Brienne, Paris, 1828, in-8o, tome I, p. 148.
  8. 8. Cette phrase est ainsi imprimée dans les éditions de 1726. Perrin l’a omise, ainsi que la fin de l’alinéa et tout le suivant.
  9. 9. « On appelle amandes lissées certaines dragées où il y a des amandes. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  10. 10. Anne-Marie de Coulanges, sœur du chansonnier, femme en 1661 de Louis Turpin de Crissé, comte de Sanzei. Son mari disparut dans la campagne de 1675. Voyez la Notice, p. 146.
  11. 11. La terre et baronnie d’Autry, près de Gien (Loiret), appartenait au comte de Sanzei.
  12. 12. Marie-Charlotte, fille du maréchal de Castelnau, femme d’Antoine-Charles comte de Louvigny. Son mari, frère puîné du comte de Guiche mort en 1673, devint duc de Gramont à la mort de son père le maréchal (1678) ; il fut en 1704 ambassadeur extraordinaire en Espagne, et mourut en 1720. L’enfant dont elle était grosse alors a été le dernier maréchal de Gramont. Elle mourut en 1694. Voyez la note de la lettre du 14 octobre 1671.
  13. 13. « Le commerce de l’abbé Têtu avec les femmes a nui à sa fortune, et le Roi n’a jamais pu se résoudre à le faire évêque. Je me souviens qu’un jour Mme d’Heudicourt parla en sa faveur ; et sur ce que le Roi lui dit qu’il n’étoit pas assez homme de bien pour conduire les autres, elle répondit : « Sire, il attend, pour le devenir, que Votre Majesté l’ait fait évêque. » (Souvenirs de Mme de Caylus, tome LXVI, p. 415.)