Lettre 169, 1671 (Sévigné)

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169. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Lundi matin, en partant, 18e mai.

Enfin, ma fille, me voilà prête à monter dans ma calèche ; voilà qui est fait, je vous dis adieu. Jamais je ne vous dirai cette parole sans une douleur sensible. Je m’en vais donc en Bretagne : est-il possible qu’il y ait encore quelque chose à faire à un éloignement, quand on est à deux cents lieues l’une de l’autre ? Cependant j’ai trouvé encore à le perfectionner ; et comme vous avez trouvé que votre ville d’Aix n’étoit pas encore assez loin, je trouve aussi que Paris est dans votre voisinage : vous êtes allée à Marseille pour me fuir ; et moi, je m’en vais à Vitré pour le renvier sur vous. Tout de bon, ma petite, j’ai bien du regret à notre commerce : il m’étoit d’une grande consolation et d’un grand amusement ; il sera présentement d’une étrange façon. Hélas ! que vais-je vous dire du milieu de mes bois ? Je vous parlerai à cœur ouvert de Mlle du Plessis[1] et de Jacquine[2] : les jolies peintures ! Je suis fort contente de ce que vous me dites de votre santé ; mais, au nom de Dieu, si vous m’aimez, conservez-vous : ne dansez point, ne tombez point, reposez-vous souvent, et surtout prenez vos mesures pour accoucher à Aix, au milieu de tous les prompts secours. Vous savez comme vous êtes expéditive, rangez-vous-y plus tôt que plus tard. Bon Dieu ! que ne souffrirai-je point en ce temps-là !

Vous me contez fort plaisamment le démêlé que vous avez eu avec mon ami Vivonne. Il me paroît que tout le tort est de son côté ; vous le menâtes beau train de la manière dont vous l’aviez pris ; son décontenancement me fait suer, et lui aussi, j’en suis assurée. Conclusion, vous l’embrassâtes : c’est un grand effort en l’état où vous êtes[3]. Il faut toujours faire en sorte de n’avoir point de querelle ni d’ennemis sur les bras.

Ce pauvre abbé de Foix est mort : cela fait pitié. Qui pourroit croire qu’une mère qui a trois garçons, dont l’aîné est marié, fût sur le point de voir finir sa maison ? Cependant il est vrai, ce petit duc de Foix ne vaut pas un coup de poing[4]. Il est à Bordeaux avec sa mère pour un procès. Quelle nouvelle pour eux ! L’Armentière beauté[5] fait la guerre à ses beaux cheveux et se déchire le sein, à ce qu’on dit ; je vois que cela vous console. Savez-vous que notre petite Senneterre[6] est accouchée à Grenoble ? Je ne sais qui ne part point aujourd’hui ; nous comptâmes hier jusqu’à vingt personnes de qualité qui font comme moi. M. de Coulanges me donna un grand souper, où tout le monde s’assembla pour me dire adieu. Adieu donc, ma très-chère et très-aimable. Je m’en vais coucher à Bonnelle[7]. J’espère que j’y retrouverai cette dévotion que vous y laissâtes une fois ; je la prendrai : hélas ! j’en ai assez de besoin pour me faire supporter avec patience l’absence et l’éloignement d’une aimable enfant que j’aime si passionnément, et toutes les justes craintes que je puis avoir pour sa santé. Songez un peu, ma fille, à ce que je puis souffrir, n’étant secourue d’aucune distraction.

J’emmène votre frère, et le dérobe à toute la honte de ses mauvais procédés. Vous jugez bien que ses maîtresses ne seront pas inconsolables ; pour moi, je m’en accommoderai fort bien.

Je suis persuadée de ce que dit M, de Grignan. Ah ! mon cher Comte, je le crois assurément, il n’y a personne qui n’en eût fait autant que vous, s’il eût été à votre place : vous me payez de raison, et vous le prenez sur un ton qui mérite qu’on vous pardonne ; mais songez pourtant que la jeunesse, la beauté, la santé, la gaieté, et la vie

d’une femme que vous aimez, toutes ces choses sont détruites par les rechutes fréquentes du mal que vous faites souffrir.

Ma fille, je reviens à vous, après avoir dit adieu à votre mari. Il nous revient ici que vous perdez tout ce que vous jouez l’un et l’autre. Eh mon Dieu ! pourquoi tant de malheur, et pourquoi cette petite pluie continuelle, que j’ai toujours trouvée si incommode ? Je deviens comme elle, je ne finis point. Adieu donc pour la centième fois, ma chère enfant ; remerciez bien d’Hacqueville de toutes les amitiés que j’en reçois tous les jours : il entre dans mes sentiments ; voilà de quoi il est question en ce monde. N’oubliez pas de faire savoir à Vardes que Corbinelli se loue fort de lui.


  1. Lettre 169. — 1. Voyez la note 3 de la lettre 172.
  2. 2. Une des filles de la basse-cour des Rochers. (Note de Perrin, à la lettre du 19 août 1671.)
  3. 3. M. de Vivonne étoit d’une extrême grosseur. (Note de Perrin.)
  4. 4. Le duc de Foix vécut pourtant jusqu’à l’âge de soixante-quatorze ans : il ne mourut qu’en 1714. Il épousa en 1674 Marie-Charlotte de Roquelaure (fille du duc et de Marie-Charlotte de Daillon du Lude), qui mourut sans enfants en 1710. — La mère du duc de Foix était Marie-Claire, fille et héritière d’Henri de Beaufremont, marquis de Sénecé, et de Marie-Catherine de la Rochefoucauld, comtesse, puis duchesse, de Rendan. Elle était veuve de Jean-Baptiste Gaston de Foix, comte de Fleix, qu’elle avait épousé en 1637, et qui fut tué jeune sous Mardick en 1646. Elle avait été première dame d’honneur de la reine Anne et avait obtenu le tabouret, de même que sa mère, qui avait été surintendante de la maison de la même Reine et gouvernante des enfants de France. Elle mourut en 1680. — Voyez les notes 4 de la lettre 63, et 10 de la lettre 119, et Madame de Hautefort, de M. Cousin, p. 112, 132, 411. — Rendan fut érigé en duché-pairie (1663), en faveur de la mère, de la fille et du petit-fils : voyez Saint-Simon, tome IV, p. 196.
  5. 5. Henriette de Conflans, dite Mlle d’Armentières. Elle mourut à quatre-vingts ans, en 1712, sans avoir été mariée. « C’étoit, dit Simon (tome X, p. 180), une fille de beaucoup de mérite, d’esprit et de vertu. » Elle était en correspondance avec Bussy.
  6. 6. Anne de Longueval, parente de Bussy, mariée en 1668 à Henri marquis de Senneterre ou Saint-Nectaire, neveu du maréchal de la Ferté, lieutenant de Roi en Poitou. Voyez sur la mort de son mari la lettre du 28 octobre 1671. Elle avait été fille d’honneur de la Reine. Elle mourut en 1714. Elle fut mère de Marie-Thérèse-Louise de Senneterre, qui épousa en 1688 Louis de Crussol, marquis de Florensac, fils du duc d’Uzès, frère puîné du comte de Crussol.
  7. 7. À dix lieues sur la route de Chartres, à la hauteur de Rambouillet.