Lettre 173, 1671 (Sévigné)

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173. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 7e juin.

J’ai reçu vos deux lettres avec une sorte de joie qu’il n’est pas aisé d’expliquer dans une lettre. Enfin, ma bonne, je les reçois deux jours après qu’elles sont arrivées à Paris, cela me rapproche de vous. Je voulois vous épargner et vous empêcher d’écrire plus d’une fois la semaine, et moi, je croyois ne le pouvoir qu’une fois, mais puisque vous avez tant de courage, et que vous le prenez par là, vogue la galère ! Je vous jure que vous me ferez un extrême plaisir, et que pour moi, quoique je sois persuadée que vous recevrez mes deux lettres, je ne laisserai pas de vous écrire, et même de nos petites nouvelles d’ici : vous m’aimez assez pour les souffrir. La lettre que vous avez écrite à mon fils n’est pas fricassée dans la neige, comme lui disoit Ninon ; vraiment elle est fricassée dans du sel à pleines mains : depuis le premier mot jusques au dernier, elle est parfaite. Je lui laisse le soin de vous répondre, et de vous dire comme il a réussi dans sa paroisse et dans un bal de Vitré. Nous avons lu Bertrand du Guesclin[1] en quatre jours ; cette lecture nous a divertis.

Vous n’avez pas bien lu : ma calèche ne s’est point rompue par les chemins ; mes arcs sont forgés de la main de Vulcain : à moins que de venir de cette fournaise, ils n’auroient pas résisté au troisième voyage de Bretagne qu’ils ont eu l’honneur de faire. Ce que vous voulez dire, c’est qu’un de mes chevaux, le plus beau de France, est demeuré à Nogent[2], et y mourra, selon ce qu’on m’en écrit : c’est cela qui vous a trompée.

Vous êtes grosse assurément d’un garçon ; je vous remercie de cette confidence ; je n’en abuserai pas. Je vous avoue que je l’aimerai fort, et qu’en faveur de ce Dauphin, je demanderai une grâce à M. de Grignan qu’il ne doit pas me refuser, pour votre enfant, qui est la même chose. La nourrice ne couche point avec son mari ; ce seroit tenter Dieu ; nous savons bien ce qui en arrive. C’est Marie[3] qui couche avec la nourrice et qui a soin de veiller à tout : en vérité, je ne crois pas qu’ils voulussent nous faire un tel affront.

Il est vrai, ma bonne, que j’eus, il y a quelque temps, une colique très-fâcheuse ; mais j’admire M. d’Hacqueville de vous avoir écrit que je ne lui avois point mandé. Ce qui est plaisant, c’est qu’il a eu tort en cette occasion ; et comme il a gagé d’être parfait, il n’a point osé pousser la justification avec moi, et se veut racquitter auprès de vous en disant que j’ai eu tort. Je n’en puis jamais avoir avec lui sur le chapitre de l’amitié : je l’aime tendrement, et son amitié m’est un trésor inestimable. Voici comme la chose se passa, il vaut autant dire cela qu’autre chose. J’allois à la messe à onze heures, en calèche, avec ma tante[4]. À moitié chemin j’eus un grand mal de cœur ; je craignis les suites, je revins sur mes pas, je vomis beaucoup ; voilà de grandes douleurs dans le côté droit, de grands vomissements encore, mes douleurs redoublées et une suppression qui me tenait de la nuit : voilà l’alarme au camp ; on envoie chez Pecquet, qui eut des soins de moi extrêmes ; on envoie chez l’apothicaire, on prépare un demi-bain plein de certaines petites herbes, on m’y met : si j’avois eu dix laquais, ils auroient tous été employés. Je ne songeai point du tout à Mme de la Fayette ; notre petit tapissier, qui alloit chez elle pour travailler, lui dit l’état où j’étois. Je vis arriver Mme de la Fayette, j’étois dans le bain ; elle me dit ce qui l’avoit fait venir, et qu’elle avoit rencontré un laquais de d’Hacqueville, à qui elle avoit dit mon mal, et qu’il me viendroit voir dès qu’il l’auroit appris. Cependant le jour se passe, mais non pas ma colique : pour moi, je passai mal la nuit ; je n’entendois point parler de M. d’Hacqueville ; je sentis son oubli ; j’y pensai, j’en parlai. Le matin je me portai mieux, et mieux à ces maux, c’est être guéri. M. d’Ormesson vint à midi tout effrayé, et me dit que M. d’Hacqueville lui venoit d’apprendre au palais que j’étois fort mal ; il le savoit donc. Je lui écrivis le soir une petite plainte amoureuse ; il fut embarrassé, et me voulut donner de méchantes raisons. Je lui fis voir clair que je n’avois envoyé chez personne, n’étant pas en état d’y songer ; pas même chez Mme de la Fayette : il n’avoua point ce qu’il avoit dit à M. d’Ormesson, qui le rendoit coupable ; et moi, qui suis honnête, et qui l’aime, je ne voulus point le pousser là-dessus, et lui laissai dire qu’il n’avoit appris mon mal que par mon billet. Voilà une belle narration bien divertissante et bien nécessaire ; mais elle est vraie, ma bonne ; il n’y a pas un mot pour un autre, et j’admire qu’il vous ait voulu mander cette bagatelle d’une façon si contraire à la vérité. Vous pouvez croire que voilà la dernière fois que j’en parlerai ; mais j’ai voulu vous dire la chose tout juste et tout naïvement comme elle s’est passée, et vous faire voir que si j’avois été d’abord en état de songer à quelqu’un, j’aurois songé à lui ; mais quand je sus qu’il savoit mon mal, je fus fâchée de sa négligence. Vous voyez bien que dans tout cela il n’y a rien qui vous empêche d’être fort bons amis. Son amitié est une des consolations de ma vie, elle m’est bonne à tout. Si vous n’êtes fatiguée de ce récit, vous avez une bonne santé ; je fais vœu de n’en faire jamais un si long. Je ferai vos compliments à Paris, quand ce ne seroit que pour la rareté.

Vous avez donc vu un pauvre vieil homme qu’on alloit rouer : il s’est mieux comporté qu’un certain comte de Frangipani, qui fut exécuté il y a deux mois à Vienne, avec plusieurs autres qui avoient conjuré contre l’Empereur. Ce Frangipani se trouva si incapable de supporter la mort en public, qu’il le fallut traîner au supplice. Il se défendit contre le bourreau ; il en fallut quatre pour le tenir ; enfin ils en vinrent à bout, à force de le charcuter[5]. Voilà tout justement comme je ferois. Mme de Villars m’a envoyé cette relation qu’on lui venoit d’envoyer d’Allemagne.

À propos de supplice, en voici un petit qui vous fera frissonner : vous me direz où commence votre frisson. Le frère de Mlle du Plessis ayant aux deux pieds un petit mal comme vous en avez eu, au lieu du traitement que vous a fait Charon, trouva ici un fort habile homme, un homme admirable, dit-elle, qui lui proposa comme un petit remède anodin, de lui arracher de vive force les deux ongles des doigts où il avoit mal, tout entiers, avec la racine, afin, disoit-il, que cette incommodité ne revînt plus. Il consentit à cette opération, de manière qu’il en étoit au lit quand nous sommes arrivés. Il marche présentement, mais c’est comme un château branlant, ou comme un cheval dessolé. Je crois qu’on lui dira toute sa vie : Je crains que vous tombiez ; vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos jambes[6]. Du reste, Mlle du Plessis est toujours adorable. Elle avoit ouï dire que M. de Grignan étoit le plus beau garçon qu’on eût su voir : prenez son ton, vous lui auriez donné un soufflet[7]. Je suis quelquefois assez malheureuse pour dire quelque chose qui lui plaît ; je voudrois que vous l’entendissiez me louer et me copier. Elle a retenu aussi certaines choses que vous disiez ici, qu’elle nous redonne avec la même grâce : hélas ! si rien ne me faisoit mieux ressouvenir de vous, que je serois heureuse !

Pomenars[8] est toujours accablé de procès criminels, où il ne va jamais moins que de sa vie. Il sollicitoit l’autre jour à Rennes avec une grande barbe ; quelqu’un lui demanda pourquoi il ne se faisoit point raser : « Moi, dit-il, je serois bien fou de prendre de la peine après ma tête, sans savoir à qui elle doit être. Le Roi me la dispute. Quand on saura à qui elle doit demeurer, si c’est à moi, j’en aurai du soin[9]. » Voilà de quelle manière il sollicite ses juges.

Vous verrez, par cette lettre de Monsieur de Marseille, que nous sommes toujours amis : il me semble que j’ai reçu plus de dix fois cette même lettre. Il ne donne point dans la justice de croire ; mais il me prie d’être persuadée qu’il est, avec une vénération extraordinaire, l’évêque de Marseille ; et je le crois. Continuez l’amitié sincère qui est entre vous ; ne levez point le masque, et ne vous chargez point d’avoir une haine à soutenir : c’est une plus grande affaire que vous ne pensez.

Je ne puis m’empêcher de vous dire que vos lettres sont telles qu’on le peut souhaiter de toutes façons ; je les sais bien entendre et bien lire ; mais ne craignez point d’arrêter trop à de certains endroits ; vous êtes bien loin de ce défaut ; au contraire on voudroit quelquefois quelque chose de plus. Je parle en général ; car pour moi, je trouve toujours que vous m’en dites assez. Vous ne sauriez trop dire de détails pour me contenter ; tout m’est cher, tout m’est agréable : cependant quelque joie que me donnent vos lettres, je voudrois que vous n’écrivissiez point, tant je crains que cela ne vous fatigue, et votre santé m’est plus chère que tous les plaisirs qu’elles me donnent.

Quelle audace de vous faire peindre ! Je m’en réjouis, c’est signe que vous êtes belle. Ce que vous dites sur l’abbé Têtu est admirable ; vous n’êtes pas la seule qui trouve son voyage ridicule. Vous faites des merveilles, vous êtes aimée de tout le monde, et il me semble que je vous vois valoir mieux ; c’est que vous ne valiez maille derrière moi, comme dit M. de la Rochefoucauld. 1671 Mandez-moi bien comme vous avez trouvé Grignan ; je vous souhaite quelquefois une de mes allées parmi vos grandeurs. Y trouverez-vous quelque promenade, vous qui en trouvez sur la pointe d’une aiguille[10] ? Je vous souhaite encore cette grotte où vous fûtes si bien mouillée. Vos fruits de Grignan, c’est-à-dire vos chanoines, sont de vrais fruits d’hiver, ce me semble. Eh, mon Dieu ! ne vous reverrons-nous point, dans cette jolie maison que j’ai louée[11] ? S’il ne falloit que vous aller quérir, l’affaire seroit faite : je le veux espérer pour ne pas mourir de chagrin. J’en ai quelquefois de si noirs que j’en sens de la douleur comme d’un mal ; je cours à la distraction, qui est le seul remède qu’on y puisse apporter : on en a souvent besoin, car l’on retombe souvent. Votre frère est un trésor de folie qui tient bien sa place ici. Nous avons quelquefois aussi de bonnes conversations dont il pourroit faire son profit ; mais son esprit est un peu fricassé dans la crème fouettée ; il est aimable à cela près.

Si je vous avois lu les fables de la Fontaine, je vous réponds que vous les trouveriez jolies. Je n’y trouve point ce que vous appelez forcé. Vous avez toujours votre horreur pour les conclusions. Où avez-vous appris que les conclusions de Cinna, de Rodogune, d’Œdipe, et tant d’autres encore dont je ne me souviens pas, fussent ridicules ? Voilà de quoi nous brouiller, moi qui les lis jusqu’à l’Approbation. Votre frère est comme moi. Nous finissons tout, nous ne dormons point de bon cœur que nous ne voyions[12] tout le monde content.

Et l’italien, l’oubliez-vous ? J’en lis toujours un peu pour entretenir noblesse. Vous dites donc que Grignan m’embrasse. Vous perdez le respect, mon pauvre Grignan. Viens donc un peu jouer dans mon mail, je t’en conjure ; il y fait si beau ; j’ai si envie de vous voir jouer, vous jouez de si bonne grâce, vous faites de si beaux coups. Vous êtes bien cruel de me refuser une promenade d’une heure seulement. Et vous, ma petite, venez, nous causerons. Ah, mon Dieu ! j’ai bien envie de pleurer. Je ne sais où d’Hacqueville a pris que je lui fis un secret du jour de mon départ ; je n’en eus jamais le dessein. Hélas ! il me mit en carrosse.


  1. Lettre 173 (revue sur une ancienne copie). — 1. Par Paul Hay du Chastelet, de l’Académie française, 1666, 1 vol. in-folio.
  2. 2. Nogent-le-Rotrou, capitale du haut Perche, à vingt-sept lieues de Paris, sur la route de Chartres.
  3. 3. Une des femmes de Mme de Sévigné, fille de Mme Paul, la jardinière de Livry : voyez les lettres du 30 mai, du 2 juin 1672 et, du 13 octobre 1675.
  4. 4. Mme de la Trousse.
  5. 5. Mme de Sévigné était mal informée des circonstances de la mort du comte François-Christophe de Frangipani. Il fut exécuté publiquement à Neustadt, le 30 avril 1671, pour avoir conspiré contre l’empereur Léopold Ier. Arrivé sur l’échafaud, il se mit à genoux, ôta sa veste, donna l’ordre à son page d’attacher ses cheveux, et de lui bander les yeux ; puis, se rappelant qu’il devait édifier le peuple, il retira son bandeau, et, prenant à la main le crucifix, il fit une belle remontrance aux assistants. On lui banda les yeux de nouveau. Il se mit à genoux sur un carreau de velours, et reçut un coup qui lui abattit l’épaule droite ; comme il cherchait à se relever, il reçut un second coup qui lui trancha la tête. L’exécuteur, soupçonné de l’avoir manqué à dessein, fut arrêté. On peut voir tout le détail de cette exécution dans l’Histoire des procédures criminelles, etc., des trois comtes Nadasti, Zerin (Zrini) et Frangipani, Amsterdam, 1672. Voyez aussi sur la conjuration les Mémoires de Saint-Simon, tome X, p. 296, 297.
  6. Trait du Roman comique (de Scarron). (Note de 1726.)
  7. Voyez la lettre du 26 juillet suivant, p. 294.
  8. Voyez la lettre du 26 juillet 1671 et la note ; voyez aussi les lettres du 24 juin et du 11 novembre.
  9. 9. Mot de Thomas Morus. (Note de Perrin.)
  10. 10. Allusion aux promenades qui entourent Grignan, et qui ne présentent pas de belles allées, le château étant construit sur une montagne. (Note de l’édition de 1818.)
  11. 11. Mme  de Sevigné alla loger l’année suivante rue Sainte-Anastase. Elle quittait la rue de Thorigny. Voyez la lettre du 6 mai 1672, vers la fin ; la lettre au comte de Guitaut du 2 décembre 1671, et Walckenaer, tome IV, p. 68, 334.
  12. 12. On lit dans le manuscrit : « que nous voyons, » sans ne.