Lettre 178, 1671 (Sévigné)

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1671

178. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN

Aux Rochers, mercredi 24e juin,
au coin de mon feu.

Je ne vous parlerai plus du temps ; je serois aussi ennuyeuse que lui, si je ne finissois ce chapitre :

Qu’il soit beau, qu’il soit laid, je n’en veux plus rien dire ;
J’en ai fait vœu, etc.

Je n’ai point eu de vos lettres cette semaine, ma chère fille ; mais je n’en ai point été en peine, parce que vous m’aviez mandé que vous ne m’écririez pas. J’en attends donc de Grignan avec patience ; mais pour l’autre semaine, où je n’étois point préparée, je vous avoue que le malentendu qui me retint vos lettres me donna une violente inquiétude. J’en ai bien importuné le pauvre d’Hacqueville, et vous-même, ma fille : je m’en repens, et voudrois ne l’avoir pas fait ; mais je suis naturelle, et quand mon cœur est en presse, je ne puis m’empêcher de me plaindre à ceux que j’aime bien : il faut pardonner ces sortes de foiblesses. Comme disoit un jour Mme de la Fayette, a-t-on gagé d’être parfaite ? Non assurément ; et si j’avois fait cette gageure, j’y aurois bien perdu mon argent. J’ai eu ici deux soirs M. de Coetquen, à trois jours l’un de l’autre : il alloit affermer une terre à trois lieues d’ici ; et pour la hausser de cinquante francs, il a dépensé cent pistoles dans son voyage. Il m’a fort demandé de vos nouvelles et de celles de M. de Grignan. En parlant des gens adroits et de belle taille, il le nomma le plus naturellement du monde : je vous prie de me mander s’il est toujours digne qu’on le mette au premier rang des gens adroits. Nous trouvâmes votre procession admirable : je ne crois pas qu’il y en ait une en France qui lui ressemble[1]. Mes allées sont d’une beauté extrême ; je vous les souhaite quelquefois pour servir de promenade à votre grand château. Mon fils est encore ici, et ne s’y ennuie point du tout : j’aurois plusieurs choses à vous dire sur son chapitre, mais ce sera pour un autre temps. Nous avons eu de vilains bohèmes[2] qui nous ont fait mal au cœur. Ils ne danseriont ma foi, Madame, non plus, ne vous déplaise, sauf le respect qui est dû à Votre Grandeur, non plus que des balles de laine. Voilà ce que dit une de leurs femmes, qui étoit en colère contre la moitié de sa compagnie.

J’ai retrouvé ici le dialogue que vous fîtes un jour avec Pomenars : nous en avons ri aux larmes. Pomenars peut se faire raser au moins d’un côté, il est hors de l’affaire de son enlèvement[3] ; il n’a plus que le courant de sa fausse monnoie, dont il ne se met guère en peine. Que vous dirai-je encore, ma très-chère ? Il y a peu de choses dont on puisse parler à cœur ouvert de trois cents lieues. Une conversation dans le mail me seroit bien nécessaire : c’est un lieu admirable pour discourir, quand on a le cœur comme je l’ai. Je ne veux point vous parler de la tendresse vive et naturelle que j’ai pour vous, ce chapitre seroit ennuyeux. Adieu donc, ma très-aimable enfant. Notre abbé vous adore toujours. J’attends avec une grande impatience des nouvelles de votre voyage et de vos affaires ; j’y prends un extrême intérêt. J’embrasse M. de Grignan.


  1. Lettre 178. — 1. La procession de la Fête-Dieu à Aix était la chose du monde la plus extraordinaire. On croit qu’elle a été instituée par le roi René, comte de Provence, vers le milieu du quinzième siècle. Elle avait du rapport avec la fête des fous et celle de l’âne, qui se célébraient dans quelques villes de France. Voyez l'Explication de la cérémonie de la Fête-Dieu d’Aix, Aix, 1777, et les Mémoires de du Tilliot.
  2. 2. On nommoit ainsi certains vagabonds, qui alloient en bande, courant les villes de province et les campagnes, où ils gagnoient leur vie à danser, à donner la bonne aventure, et surtout à marauder partout où ils pouvoient. (Note de Perrin.) — Voyez sur les Bohèmes ou Bohémiens les détails fort intéressants donnés par M. Mérimée à la suite de sa charmante nouvelle intitulée Carmen.
  3. 3. Ce procès n’était pas terminé. Il paraît même que Pomenars fut condamné, car dans la lettre du 11 novembre 1671, Mme de Sévigné raconte qu’il se trouva présent à son exécution en effigie. Voyez la note de la lettre du 26 juillet 1671. — Pour la plaisanterie « se faire raser d’un côté, ») voyez la lettre 173, p. 235 et suivante.