Lettre 180, 1671 (Sévigné)

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1671

180. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 1er juillet.

Voilà donc le mois de juin passé : j’en suis tout étonnée, je ne pensois pas qu’il dût jamais finir. Ne vous souvient-il pas d’un certain mois de septembre que vous trouviez qui ne prenoit point le chemin de faire jamais place au mois d’octobre ? Celui-ci prenoit le même train ; mais enfin tout finit : m’en voilà persuadée.

C’est une aimable demeure que Fouesnel[1] ; nous y fûmes hier, mon fils et moi, dans une calèche à six chevaux ; il n’y a rien de plus joli, il semble qu’on vole. Nous fîmes des chansons, que nous vous envoyons. Le cas que nous faisons de votre prose ne nous empêche point de vous faire part de nos vers. Mme de la Fayette est bien contente de la lettre que vous lui avez écrite. Voilà qui est fait, ma fille : votre frère nous va quitter. Nous allons nous jeter, la Mousse et moi, dans de bonnes lectures. Notre Tasse nous amuse fort, et toutes les bagatelles du monde nous ont divertis jusques ici, à cause de mon fils qui en est le roi. Je m’en vais faire de grandes promenades toute seule tête à tête, comme disoit Tonquedec[2]. Croyez-vous que je pense à vous ? J’ai aussi mon petit ami que j’aime tendrement : la plus aimable chose du monde est un portrait bien fait ; quoi que vous puissiez dire, celui-là ne vous fait point de tort. Vos lettres de Grignan m’ont nourrie et consolée de mes chagrins passés ; j’en attends toujours avec impatience ; mais, de bonne foi, j’en écris souvent d’une longueur trop excessive, je veux que celle-ci soit raisonnable. Il n’est pas juste de juger de vous par moi : cette mesure est téméraire ; vous avez moins de loisir que moi.

Voilà Mlle du Plessis qui entre ; elle me plante ce baiser que vous connoissez, et me presse de lui montrer l’endroit de vos lettres où vous parlez d’elle. Mon fils a eu l’insolence de lui dire devant moi que vous vous souveniez d’elle fort agréablement, et me dit : « Montrez-lui l’endroit, Madame, afin qu’elle n’en doute pas. » Me voilà rouge comme vous, quand vous pensez aux péchés des autres. Je suis contrainte de mentir mille fois[3], et de dire que j’ai brûlé votre lettre. Voilà les malices de ce guidon[4]. En récompense, je lui dis l’autre jour que si vous répondiez au dessus de la reine d’Aragon[5], j’étois fort assurée que vous ne mettriez pas à Guidon le Sauvage.

J’ai reçu une lettre de Guitaut fort douce et fort honnête. Il me mande qu’il a trouvé en moi depuis quelque temps mille bonnes choses à quoi il n’avoit pas pensé ; et moi, de peur de lui répondre sottement que je crains bien de détruire cette bonne opinion, je lui dis que j’espère qu’il en mettra encore bien d’autres, quand il me connoîtra mieux. Je reçois toutes les extravagances qui se présentent à moi, plutôt que ces selles à tous chevaux dont nous avons tant ri ici. Je suis persuadée que vous vous aiderez fort bien de Mme de Simiane. Il faut ôter l’air et le ton de compagnie le plus tôt que l’on peut, et les faire entrer[6] dans nos plaisirs et dans nos fantaisies : sans cela il faut mourir, et c’est mourir d’une vilaine épée. Je l’ai juré, ma fille, je vais finir ; je me fais une violence pour vous quitter. Notre commerce fait l’unique plaisir de ma vie ; je suis persuadée que vous le croyez. Je vous embrasse, très-chère petite, et vous baise vos belles joues. Mais dites-moi la vérité : sont-elles belles comme elles ont accoutumé ?


  1. Lettre 180 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Château dans le voisinage des Rochers. Voyez la note 7 de la lettre précédente.
  2. 2. René de Quengo, marquis de Tonquedec, qui fut, en août 1683, député vers la cour par la noblesse de Bretagne. Voyez la Notice, p. 58 et suivante, et p. 213 ; et la lettre du 19 août 1671, vers la fin.
  3. 3. On lit dans le manuscrit : « De démentir mille fois. »
  4. 4. Charles de Sévigné était guidon des gendarmes-Dauphin. Voyez la Notice, p. 205.
  5. 5. Dessus signifie suscription. Sévigné avait mis cette adresse sur une lettre à sa sœur.
  6. 6. Pour éclaircir la phrase, Perrin a imprimé : « et faire entrer les gens. »