Lettre 182, 1671 (Sévigné)

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1671

182. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 8e juillet.

J’ai bien envie de savoir comment vous vous portez de votre saignée : il me semble que par respect on n’a pas fait l’ouverture assez grande ; votre sang est venu goutte à goutte, et par conséquent il n’en est ni rafraîchi, ni purifié, et vous n’en êtes point soulagée. Peut-être que tout cela est faux, et je le souhaite ; mais il faudroit avoir moins de bile que je n’en ai pour rêver toujours agréablement. Quoi qu’il en soit, je vous assure que votre santé m’est fort chère ; et si vous êtes trop accablée d’écritures, je vous exhorte à m’écrire moins : puis-je vous donner une plus grande marque de l’intérêt que je prends à cette santé ? Mme de la Troche m’a mandé depuis deux jours que, si les belles intentions de Catau pendant sa grossesse ne lui ont point trop altéré l’esprit et le corps, c’est une bonne nourrice. J’ai trouvé plaisant que cette pensée me soit venue en même temps ; je vous l’avois déjà mandée.

Ma bonne, notre chapelle[1] s’élève à vue d’œil : cela occupe l’abbé, et me divertit un peu ; mais mon parc est sans âme, c’est-à-dire sans ouvriers, à cause des foins qu’il faut faire. La mort de M. de Montlouet[2] ne vous fait-elle pas grand’pitié, sa femme aussi ? Encore est-ce quelque chose que cette nouvelle : un homme qui tombe de cheval, qui crève sur la place ; on peut lire cet endroit d’une lettre ; mais jusques ici je ne prenois pas la peine de lire ce qu’on mandoit. Voilà la différence : on ne se soucie point des choses publiques, on ne se réveille que pour les grands événements ; et de ceux qu’on aime, les moindres circonstances en sont chères et touchent le cœur. Mme de la Fayette me mande qu’elle se trouve obligée de vous écrire en mon absence, et qu’elle le fera de temps en temps. Cela me paroît honnête ; mais puisque vous lui faites réponse, je ne lui suis guère obligée : voilà une chose fine, l’entendez-vous bien ? Il me semble, ma bonne, que je vous fais grand tort de douter de votre intelligence sur ce qui est un peu enveloppé : je pense que c’est à moi que je parle.

J’ai senti le bout de l’an de Madame[3], et me suis souvenue de l’ètonnement où vous étiez, et comme votre esprit en étoit hors de sa place. Je me souviens aussi de quelle étrange façon vous passâtes tout l’été prisonnière dans votre chambre, et comme le chaud vous faisoit disparoître et nourrissoit tous vos dragons. Je ne sais ce que me font toutes ces pensées ; elles me font, je crois, du bien et du mal : je pense tout, parce que sans cesse je suis occupée de vous ; je passe bien plus d’heures à Grignan qu’aux Rochers. J’espère que vous ne vous contraignez point pour ceux qui vous voient souvent : il faut les tourner à sa fantaisie, sans cela on mourroit.

J’ai fait comprendre à la petite Mlle du Plessis que ce bel air de la cour, c’est la liberté : si bien que, quand elle passe des jours ici, je prends fort bien une heure pour lire en italien avec M. de la Mousse. Elle est charmée de cette familiarité et moi aussi, et dès là elle se croit de la cour elle-même. Auriez-vous été assez cruelle pour laisser Germanicus au milieu de ses conquêtes et dans ces marais d’Allemagne[4], sans lui donner la main pour l’en tirer ? Ne voulez-vous point au moins le conduire jusqu’au festin où il fut empoisonné par Pison et sa femme[5] ? Je le trouve trop sage et trop politique, il craint trop Tibère : je vois des héros qui ne sont pas si prudents, et dont les grands succès font approuver la témérité. Mon fils, comme je vous ai dit, m’a fichée dans le milieu de Cléopatre, et je l’achève ; cela est d’une folie dont je vous demande le secret. J’achève tous les livres, et vous les commencez ; cela s’ajusteroit fort bien si nous étions ensemble, et fourniroit même beaucoup à notre conversation. Ah ! ma bonne, c’est dommage que nous n’y sommes quelquefois au moins, par quelque espèce de magie, en attendant le printemps qui vient.

Je suis ici avec mes trois prêtres[6], qui font chacun leur personnage, hormis la messe : c’est la seule chose dont je manque en leur compagnie. Je me promène extrêmement ; il fait beau et chaud ; on n’en a nulle incommodité dans cette maison. Quand le soleil entre dans ma chambre, j’en sors et m’en vais dans le bois, où l’on trouve un frais admirable. Mandez-moi comme vous êtes dans votre château, et si vous n’êtes point accablée des petites bêtes dont vous n’avez rien senti jusqu’à présent. J’embrasse M. de Grignan et vous, ma très-belle et très-bonne, avec une tendresse qu’il n’est pas aisé de comprendre ni d’expliquer de vous.

Vous savez comme Brancas m’aime ; il y a trois mois que je n’ai appris de ses nouvelles : cela n’est pas vraisemblable ; mais lui, il n’est pas vraisemblable aussi[7].


  1. Lettre 182 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. La chapelle des Rochers, bâtie par l’abbé de Coulanges et Mme de Sévigné. Elle est fort belle. (Note de l’édition de 1818.) — Elle fut achevée en 1671, mais on n’y dit la première messe que le dimanche 15 décembre 1675.
  2. 2. M. de Montlouet tomba de cheval en lisant une lettre de sa maîtresse. (Note de 1726.) — François de Bullion, marquis de Montlouet, était second fils de Claude de Bullion, marquis de Gallardon, seigneur de Bonnelles, qui fut surintendant des finances sous Richelieu en 1632 et mourut en 1640. Il avait la charge de premier écuyer de la grande écurie du Roi. Sa femme, Louise-Henriette Rouault, dame de Thiembrune, avait été l’une des filles de la Reine, sous le nom de Mlle de Thiembrune ; elle mourut en 1687. Sur Mme de Montlouet voyez la fin de la lettre suivante, et la lettre du 24 juillet 1675, aussi vers la fin.
  3. 3. Henriette-Anne d’Angleterre, morte à Saint-Cloud le 29 juin 1670. (Note de Perrin.) — Voyez la note 4 de la lettre 110.
  4. 4. Dans Tacite, dont la traduction par Perrot d’Ablancourt était alors dans les mains de tout le monde. Les Annales et l’Histoire avaient paru en 1640 ; les œuvres complètes en 1650. Mme de Grignan était peu avancée dans sa lecture : l’endroit des Annales dont lui parle Mme de Sévigné est à la fin du livre Ier.
  5. 5. La mort de Germanicus est racontée dans le livre II des Annales.
  6. 6. L’abbé de Coulanges et la Mousse ; mais quel est le troisième ? Peut-être y avait-il dans l’autographe un chiffre 2 mal formé qu’on aura pris pour un 3, bien qu’en général il soit difficile de confondre ces deux chiffres dans les autographes de Mme de Sévigné.
  7. 7. À cause de la singularité de ses distractions. (Note de Perrin.)