Lettre 186, 1671 (Sévigné)

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186. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 22e juillet, jour de
la Madeleine, où fut tué, il y a quelques
années, un père que j’avois[1].

Je vous écris, ma bonne, avec plaisir, quoique je n’aie rien à vous mander. Mme de Chaulnes arriva dimanche, mais savez-vous comment ? à beau pied sans lance, entre onze heures et minuit : on pensoit à Vitré que ce fût des bohèmes. Elle ne vouloit aucune cérémonie à son entrée ; elle fut servie à souhait, car on ne la regarda pas, et ceux qui la virent comme elle étoit, crurent que c’étoit ce que je vous ai dit, et pensèrent tirer sur elle. Elle venoit de Nantes par la Guerche[2], et son carrosse et son chariot étoient demeurés entre deux rochers à demi-lieue die Vitré, parce que le contenu étoit plus grand que le contenant, ma chère ; ainsi il fallut travailler dans le roc, et cet ouvrage ne fut fait qu’à la pointe du jour, que tout arriva à Vitré. Je fus voir lundi cette duchesse, qui fut aise de me voir comme vous pouvez penser. La Murinette[3] beauté est avec elle, dont mon oncle l’abbé est amoureux. Elles sont seules à Vitré, en attendant M. de Chaulnes qui fait le tour de la Bretagne, et les états qui s’assembleront dans dix jours. Vous pouvez vous imaginer ce que je suis dans une pareille solitude : elle ne sait que devenir et n’a recours qu’à moi ; vous croyez bien que je l’emporte hautement sur Mlle Kerbogne. Elle me fit les mêmes civilités que si elle n’étoit point dans son gouvernement. Je crois qu’elle me viendra voir après dîner. Toutes mes allées sont nettes rigoureusement ; je la prierai de demeurer ici deux ou trois jours à s’y promener en liberté. Comme je lui fais valoir d’être demeurée pour elle, je veux m’en acquitter d’une manière à n’être pas oubliée[4], et pourtant sans que je fasse d’autre bonne chère que celle qui se trouvera dans le pays. Ah mon Dieu ! en voilà beaucoup sur ce sujet. Il faut pourtant que je vous fasse encore mille baisemains de sa part, et que je vous dise qu’on ne peut estimer plus une personne qu’elle vous estime : elle est instruite par d’Hacqueville de ce que vous valez. Quelle fortune que celle de cette femme ! Elle avoit cent mille écus : fille d’un conseiller[5], ma bonne ! Tout est rangé selon l’ordre de la Providence. Cette pensée doit fixer toutes nos inquiétudes, et vous, ma très-belle, comment êtes-vous ? où en êtes-vous de vos Grignans ? Le pauvre Coadjuteur a-t-il encore la goutte ? L’innocence est-elle toujours persécutée ?

Je fis hier matin un acte généreux : j’avois huit ou dix ouvriers qui fanoient mes foins. pour nettoyer des allées[6], et j’avois envoyé mes gens à leur place. Picard n’y voulut pas aller, et me dit qu’il n’étoit pas venu pour cela en Bretagne, qu’il n’étoit point un ouvrier, et qu’il aimoit mieux s’en aller à Paris. Sans autre forme de procès, je le fis partir à l’instant. Je pense qu’il couchera aujourd’hui à Sablé. Pour sa récompense, il l’a si peu méritée par quatre années de mauvais service que je n’en ai rien sur ma conscience : elle me viendra comme elle pourra.

Il faut avouer que la disette de sujets m’a jetée aujourd’hui dans de beaux détails. En voici encore un. Cette Mme Quintin[7], que nous vous disions qui vous ressembloit, à Paris, pour vous faire enrager, est comme paralytique ; elle ne se soutient pas ; demandez-lui pourquoi : elle a vingt ans. Elle est passée ce matin devant cette porte, et a demandé à boire un petit coup de vin ; on lui en a porté, elle a bu sa chopine, et puis s’en est allée au Pertre[8] consulter une espèce de médecin qu’on estime en ce pays. Que dites-vous de cette manière bretonne, familière et galante ? Elle sortoit de Vitré ; elle ne pouvoit pas avoir soif ; de sorte que j’ai compris que tout cela étoit un air, pour me faire savoir qu’elle a un équipage de Jean de Paris[9]. Ma pauvre bonne, ne sortirai-je point des nouvelles de Bretagne ? Quel chien de commerce avez-vous là avec une femme de Vitré ? La cour s’en va, dit-on, à Fontainebleau ; le voyage de Rochefort et de Chambord est rompu. On croit qu’en dérangeant les desseins qu’on avoit pour l’automne, on dérangera aussi la fièvre de Monsieur le Dauphin, qui le prend dans cette saison à Saint-Germain : pour cette année, elle y sera attrapée ; elle ne l’y trouvera pas. Vous savez qu’on a donné à Monsieur de Condom l’abbaye de Rebais qu’avoit l’abbé de Foix : le pauvre homme[10] ! On prend ici le deuil de Monsieur le duc d’Anjou : si je demeure aux états, cela m’embarrassera. Notre abbé ne peut quitter la chapelle ; ce sera notre plus forte raison ; car, pour le bruit et le tracas de Vitré, il me sera bien moins agréable que mes bois, ma tranquillité et mes lectures. Quand je quitte Paris et mes amies, ce n’est pas pour paroître aux états : mon pauvre mérite, tout médiocre qu’il est, n’est pas encore réduit à se sauver en province, comme les mauvais comédiens. Ma bonne, je vous embrasse avec une tendresse infinie ; la tendresse que j’ai pour vous occupe mon âme tout entière ; elle va loin et embrasse bien des choses quand elle est au point de la perfection. Je souhaite votre santé plus que la mienne ; conservez-vous ; ne tombez point. Assurez M. de Grignan de mon amitié, et recevez les protestations de notre abbé.


  1. Lettre 186 (revue sur une ancienne copie). — 1. Le baron de Chantal fut tué le 22 juillet 1627. Voyez la Notice, p. 13.
  2. 2. La Guerche est aujourd’hui un chef-lieu de canton du département d’Ille-et-Vilaine, environ à quatre lieues au sud de Vitré.
  3. 3. Marie-Anne du Pui de Murinais, parente de la duchesse de Chaulnes, épousa au mois d’août 1674 Henri de Maillé, marquis de Kerman (on prononçait Karman). Elle mourut en 1707, à cinquante-huit ans, laissant deux fils. Le marquis de Kerman se remaria avec une damoiselle de Bretagne du nom de Kersaingily, et mourut en décembre 1728.
  4. 4. Il y a dans le manuscrit obligée pour oubliée.
  5. 5. Voyez la note 14 de la lettre 174.
  6. 6. Tel est le texte du manuscrit. Le copiste a évidemment sauté quelques mots, dont le sens était sans aucun doute : « je les en avois retirés, je leur avois fait interrompre ce travail… » ou, tout simplement, comme dans la lettre suivante, « je les avois pris (pour nettoyer des allées). » — Les mots qui terminent l’alinéa : elle me viendra comme elle pourra, sont obscurs ; nous nous sommes conformés exactement au manuscrit.
  7. 7. Suzanne de Montgommery, femme de Henri Goyon de la Moussaie, comte de Quintin.
  8. 8. Le Pertre est un bourg situé à trois lieues et demie de Vitré, au sud-ouest.
  9. 9. C’est-à-dire un équipage magnifique, pompeux, comme l’explique une note de M. Paulin Paris, au tome IV de Tallemant des Réaux, p. 202.
  10. 10. Voyez la lettre de Mme de Sévigné du 26 juillet 1671, et celle que Bossuet écrivit au maréchal de Bellefonds le 9 septembre 1672, et où il lui montre qu’il avait pu en conscience accepter le bénéfice que le Roi lui avait offert (non en 1671, mais en 1672). Au reste, ce bénéfice n’était pas l’abbaye de Rebais (voyez la note 10 de la lettre 119). Le cardinal de Bausset, dans son Histoire de Bossuet (livre III, chap. x), dit : « que la vérité est que Bossuet n’a jamais eu l’abbaye de Rebais, et qu’il ne se démit de l’évêché de Condom que trois mois après la date de cette lettre de Mme de Sévigné (le 31 octobre 1671). » — Sur l’exclamation de pitié ironique qui se retrouve appliquée, sans grande malice, au Coadjuteur, dans la lettre du 15 août 1677 (le pauvre homme !), et à Mme de Grignan dans celle du 12 juin 1680 (la pauvre femme !), voyez la Notice historique de l’édition de 1818 (tome I, p. 120 et suivante).