Lettre 188, 1671 (Sévigné)

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188. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 26e juillet.

Je vous écris deux fois la semaine, ma bonne fille, soit dit en passant, et sans reproche, car j’y prends beaucoup de plaisir. Pour aujourd’hui, je commence ma lettre un peu par provision ; elle ne partira que demain[1], et en la fermant j’y ajouterai encore un mot.

Vous saurez donc qu’hier vendredi j’étois toute seule dans ma chambre avec un livre précieusement à la main. Je vois ouvrir ma porte par une grande femme de très-bonne mine ; cette femme s’étouffoit de rire, et cachoit derrière elle un homme qui rioit encore plus fort qu’elle ; cet homme étoit suivi d’une femme fort bien faite qui rioit aussi ; et moi, je me mis à rire sans les reconnoître et sans savoir ce qui les faisoit rire. Comme j’attendois aujourd’hui Mme de Chaulnes, qui doit passer deux jours ici, j’avois beau regarder, je ne pouvois comprendre que ce fût elle. C’étoit elle pourtant, qui m’amenoit Pomenars, qui en arrivant à Vitré lui avoit mis dans la tête de venir me surprendre. La Murinette beauté étoit de la partie, et la gaieté de Pomenars étoit si extrême, qu’il auroit réjoui la tristesse même. D’abord ils ont joué au volant ; Mme de Chaulnes joue comme vous ; et puis une légère collation, et puis nos belles promenades, et partout il a été question de parler de vous. J’ai dit à Pomenars que vous étiez fort en peine de ses affaires, et que vous m’aviez mandé que pourvu qu’il n’y eùt que le courant, vous ne seriez point en inquiétude ; mais que tant de nouvelles injustices qu’on lui faisoit vous donnoient beaucoup de chagrin pour lui. Nous avons fort poussé cette plaisanterie, et puis cette grande allée nous a fait souvenir de la chute que vous y fîtes un jour, dont la pensée nous a fait devenir rouges comme du feu. On parle longtemps là-dessus, et puis du dialogue bohème, et puis enfin de Mlle du Plessis, et des sottises qu’elle disoit, et qu’un jour vous en ayant dit une, et trouvant son visage auprès du vôtre, vous n’aviez pas marchandé, et lui aviez donné un soufflet pour la faire reculer ; et que moi, pour adoucir les affaires, j’avois dit : « Mais voyez comme ces petites filles se jouent rudement ; » et ensuite à sa mère : « Madame, ces jeunes créatures étoient si folles, qu’elles se battoient : Mlle du Plessis agaçoit ma fille, ma fille la battoit ; c’étoit la plus plaisante chose du monde ; » et qu’avec ce tour, j’avois ravi Mme du Plessis de voir nos petites filles se réjouir ainsi. Cette camaraderie de vous et de Mlle du Plessis, dont je ne faisois qu’une même chose pour faire avaler le soufflet, les a fait rire à mourir. La Murinette vous approuve fort, et jure que la première fois qu’elle viendra lui parler dans le nez, comme elle fait toujours, elle vous imitera, et lui donnera sur sa vilaine joue. Je les attends tout présentement. Pomenars tiendra bien sa place ; Mlle du Plessis viendra aussi, et ils me montreront une lettre de Paris faite à plaisir, où on mandera cinq ou six soufflets donnés entre femmes, afin d’autoriser ceux qu’on lui veut donner aux états, et même les y faire souhaiter afin d’être à la mode. Enfin je n’ai jamais vu un homme si fou que Pomenars[2] : sa gaieté augmente en même temps que ses affaires criminelles ; s’il lui en vient encore une, il mourra de joie. Je suis chargée de mille compliments pour vous ; nous vous avons célébrée à tout moment. Mme de Chaulnes dit qu’elle vous souhaiteroit une Mme de Sévigné en Provence, comme celle qu’elle a trouvée en Bretagne : c’est cela qui rend son gouvernement beau ; car quelle autre chose pourroit-ce être ? Quand son mari sera venu, je la remettrai entre ses mains, et ne me mettrai plus en peine de son divertissement ; mais vous, ma bonne, mon Dieu ! que je vous plains avec votre tante d’Harcourt[3] ! quelle crainte ! quel embarras ! quel ennui ! Voilà qui me feroit plus de mal mille fois qu’à personne du monde, et vous seule au monde seriez capable de me faire avaler ce poison. Oui, mon enfant, je vous le jure ; et si j’étois à Grignan, j’écumerois votre chambre pour vous faire plaisir, comme j’ai fait mille fois. Après cette marque d’amitié, ne m’en demandez plus, car je hais l’ennui plus que la mort, et j’aimerois fort à rire avec vous, Vardes et le Seigneur Corbeau. Ah ! défaites-vous de cette trompette du jugement : il y a vingt ans qu’elle me déplaît, et que je lui dois une visite.

Ma tante m’écrit mille choses de Catau, qui est arrivée en neuf jours : elle dit des merveilles de vous et de votre château et de votre grandeur. Pourquoi ne m’avez-vous point mandé que vous l’eussiez envoyée ? Elle est bien malheureuse ; son certificat qu’on vous envoyoit a été perdu. Je crains que vous ne soyez incommodée de ne l’avoir plus. Pour ma petite-enfant, elle est aimable, et sa nourrice au point de la perfection sans qu’il y manque rien. Mon habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre en amitié la merveille de ce maréchal qui devint peintre[4]. Il faut habiller la petite, et assurément je lui donnerai sa première robe, et parce qu’elle est ma filleule, et parce qu’elle ne me coûtera que quatre sous : laissez-moi faire et ne me remerciez point.

Je crains fort que ces cousins ne soient un sang échauffé ; c’est cela qui est traître et qui vous pourroit faire beaucoup de mal. Je vous conseillerois de vous rafraîchir et de prendre de bons bouillons : vous savez qu’il ne faut point craindre de se bien nourrir, et le sang échauffé vous pourroit donner la fièvre dans la saison où nous allons entrer, et ce seroit une très-fâcheuse affaire. Je vous prie, ma petite, songez-y pour l’amour de moi, et vous rafraîchissez.

Je trouve votre vie fort réglée et fort bonne. Notre abbé vous aime avec une tendresse et une estime qu’il n’est pas aisé de dire en peu de mots. Il attend avec impatience le plan de Grignan et la conversation de Monsieur d’Arles ; mais sur toutes choses, il vous souhaiteroit bien cent mille écus, dit-il, pour faire achever votre château, et pour tout ce qui vous plairoit. Je ne puis songer à tout ce qui mange à vos dépens sans mourir de peur. Toutes les heures ne sont pas comme celles qu’on passe avec Pomenars, et même on s’ennuieroit bientôt de lui : les réflexions qu’on fait sont bien contraires à la joie. Je vous ai mandé que je croyois que je ne bougerois d’ici ou de Vitré. Notre abbé ne peut quitter sa chapelle ; et le désert du Buron[5], et l’ennui de Nantes avec Mme de Molac[6], ne conviennent pas à son humeur agissante. Je serai souvent ici, et Mme de Chaulnes, pour m’ôter les visites, dira toujours qu’elle m’attend. Pour mon labyrinthe, il est net, il y a des tapis verts, et les palissades sont à hauteur d’appui : c’est un aimable lieu ; mais, hélas ! ma chère enfant, il n’y a guère d’apparence que je vous y voie jamais.

Di memoria nudrirsi, piii che di speme[7].

C’est bien ma vraie devise. Nos sentences ont été trouvées jolies. Ne comprenez-vous point bien qu’il n’y a jour, ni heure, ni moment, que je ne pense à vous, que je n’en parle quand je puis, et qu’il n’y a rien qui ne m’en fasse souvenir ? Nous sommes sur la fin du Tasse, et Goffredo a spiegato il gran vessillo della croce sopra’l muro[8]. Nous avons lu ce poëme avec plaisir. La Mousse est bien content de moi et de vous encore plus, quand il songe à l’honneur que vous faites à la philosophie[9]. Je crois que vous n’auriez pas eu moins d’esprit quand vous auriez eu la plus sotte mère du monde ; mais enfin tout ensemble fait un assez bon effet. Nous avons envie de lire Guichardin, car nous ne voulons point quitter l’italien. La Murinette le parle comme du françoist[10]. J’ai reçu une lettre de notre Cardinal[11], qui me dit encore pis que pendre du gros abbé[12] qui est avec lui. Adieu, ma très-aimable ; je ne daigne vous dire que je vous aime, vous le savez, et je ne trouve point de paroles qui puissent vous faire comprendre comme mon cœur est pour vous. J’achèverai demain cette lettre, et vous manderai à quoi se divertit ma compagnie.


Ma compagnie est couchée, parce qu’il est minuit. Nous avons fait ce soir de grandes promenades, et après souper nous avons coupé les cheveux à la petite du Cerny, et lui avons mis le premier appareil, que nous lèverons demain. La Murinette beauté est habile comme la Vienne[13]. Pomenars ne fait que de sortir[14] de ma chambre ; nous avons parlé assez sérieusement de ses affaires, qui ne sont jamais de moins que de sa tête. Le comte de Créance veut à toute force qu’il ait le cou coupé ; Pomenars ne veut pas : voilà le procès[15]. Mme de Chaulnes disoit tantôt que l’abbé Têtu, après avoir été quelque temps à Richelieu, enfin sans autre façon s’étoit établi à Fontevrault, où il est depuis deux mois. Ils le virent, en passant, il y a un mois. Le prétexte, c’est qu’il y a de la petite vérole à Richelieu. Si cette conduite ne lui est fort bonne, elle lui sera fort mauvaise[16]. Je ne savois pas que Monsieur de Condom eût rendu son évéché ; elle[17] m’a assuré que cela étoit fait[18]. La petite personne[19] a envoyé des chansons à sa sœur, que nous ne trouvons pas trop bonnes. Je suis aise que vous ayez approuvé les miennes ; on ne peut pas les élever plus haut que de les mettre sur le ton des dragons ; il me semble que j’aurois dû l’entendre d’ici : cela me fait voir qu’il y a bien loin d’ici à Grignan. Ah, mon Dieu ! que cette pensée me fait triste, et que je m’ennuie d’être si longtemps sans vous voir ! Adieu, ma chère fille, je me vais coucher tristement, et je vous embrasse de tout mon cœur, avec une tendresse infinie. Mandez-moi toujours de vos nouvelles, et surtout de votre santé, que je vous recommande si vous m’aimez.

Adieu, mon cher Grignan ; adieu, Monsieur le Coadjuteur, aimez toujours bien votre petite sœur et sa mère.


  1. Lettre 188 (revue sur une ancienne copie). — 1. Nous voyons deux lignes plus bas que la lettre, quoique datée du dimanche 26, a été commencée le samedi 25.
  2. 2. Gentilhomme breton, dont on a dit qu’il avait eu un procès pour fausse monnoie, et qu’ayant été justifié, il paya les épices de son arrêt en fausses espèces. (Note de Perrin.) — Il ne semble pas qu’il faille prendre plus au sérieux que n’a fait Mme de Sévigné, toutes les grosses accusations qui pesaient sur le marquis de Pomenars : elle n’en parle qu’en exagérant à plaisir, sur un ton enjoué et qui témoigne d’une véritable sympathie pour l’auteur de tant de méfaits. Pomenars fait quitter la place au premier président et au procureur général ; il va souper et coucher chez le juge qui le condamne. C’est la duchesse de Chaulnes qui l’amène aux Rochers ; c’est encore elle qui donne à Mme de Sévigné l’exemple de l’aller voir à Paris. Voyez les lettres des 7 juin, 28 et 29 juillet, 19 août, 11 novembre 1671, et surtout du 12 janvier 1680.
  3. 3. Voyez la note 12 de la lettre 140.
  4. 4. Quinten Matsys ou Massys, né vers 1460, communément appelé le maréchal ou le forgeron d’Anvers, et par les Italiens il fabbro. — Dans l’édition de 1734 : « qui devint peintre par amour. » Dans celle de 1734 : « qui devint excellent peintre par amour. »
  5. 5. Terre de Mme de Sévigné, à quelques lieues de Nantes ; elle appartient aujourd’hui à M. Hersart du Buron. Voyez la Notice, p. 213 et suivante.
  6. 6. Cette dame de Molac est très-vraisemblablement la femme de… Rosmadec, marquis de Molac (frère du comte des Chapelles), second lieutenant général au gouvernement de Bretagne, gouverneur des ville et château de Nantes, mort le 6 octobre 1693 à soixante-quatre ans. Leur fils Sébastien épousa en 1681 Mlle de Roussille, sœur de Mlle de Fontanges ; il succéda à cette occasion aux charges de son père et reçut d’autres bienfaits du Roi.
  7. 7. Se nourrir de souvenir plus que d’espérance. C’est la pensée contenue dans ces deux vers de la Jérusalem délivrée (chant VI, stance LX) :

              …Nudrisce nel sen l’occulto foco
              Di memoria via più che di speranza.

  8. 8. Godefroi a déployé le grand étendard de la croix sur la muraille. Voyez les stances xcix et c du XVIIIe chant de la Jérusalem délivrée

    Al Capitano
    Che……………………… della santa
    Croce il vessillo in su le mura pianta.

  9. 9. Voyez la Notice, p. 311 et suivante.
  10. 10. Elle avait en 1667 accompagné dans leur voyage de Rome le duc et la duchesse de Chaulnes. Voyez les Mémoires de Coulanges, p. 95, et la lettre du 23 octobre 1689.
  11. 11. Le cardinal de Retz.
  12. 12. L’abbé de Pontcarré. Voyez la note 11 de la lettre 164.
  13. 13. Valet de chambre du Roi. Voyez la note 7 de la lettre 152.
  14. 14. Dans le manuscrit : « ne fait que sortir. »
  15. 15. « La demoiselle de Bouillé (fille de René de Bouillé, comte de Créance), cousine de la duchesse du Lude, s’étant fait enlever par le marquis de Pomenars, Breton, s’avisa au bout de quatorze ans qu’elle avait demeuré avec lui, de s’enfuir à Paris, et de le poursuivre pour crime de rapt. » (Mémoires historiques, etc., par Amelot de la Houssaye, Amsterdam, 1722, tome I, p. 444.)
  16. 16. Voyez la note 13 de la lettre 166.
  17. 17. Perrin a remplacé le pronom elle, peu clair en effet, par le nom propre « Mme de Chaulnes. »
  18. 18. Voyez la note 10 de la lettre 186. — La nouvelle était prématurée. C’est, comme nous l’avons dit, le 31 octobre 1671 que Bossuet, pour se consacrer entièrement à ses nouveaux devoirs, se démit d’un évêché dans lequel il ne pouvait plus résider. Voyez l'Histoire du cardinal de Bausset, livre III, chap. x.
  19. 19. La sœur de la Murinette beauté, avec qui on l’a confondue par erreur. Elle épousa de la Bédoyère, procureur général au parlement de Bretagne. Il est question dans les lettres de 1675 et 1676 d’une autre petite personne ou petite fille, « fille de la bonne femme Marcile, » et qui servait de secrétaire à Mme de Sévigné malade.