Lettre 205, 1671 (Sévigné)

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1671

205. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 23e septembre.

Enfin, ma bonne, nous voilà retombés dans le plus épouvantable temps qu’on puisse imaginer : il y a quatre jours qu’il fait un orage continuel ; toutes nos allées sont noyées, on ne s’y promène plus. Nos maçons, nos charpentiers gardent la chambre ; enfin j’en hais ce pays, et je souhaite à tout moment votre soleil ; peut-être que vous souhaitez ma pluie ; nous faisons bien toutes deux.

Nous avons à Vitré ce pauvre petit abbé de Montigny, évêque de Léon, qui part aujourd’hui, comme je crois, pour voir un pays beaucoup plus beau que ceux-ci. Enfin, après avoir été ballotté cinq ou six fois de la mort à la vie, les redoublements opiniâtres de la fièvre ont décidé en faveur de la mort. Il ne s’en soucie guère, car son cerveau est embarrassé ; mais son frère l’avocat général[1] s’en soucie beaucoup, et pleure très-souvent avec moi ; car je le vais voir, et suis son unique consolation : c’est en ces occasions où il faut faire des merveilles. Du reste, je suis dans ma chambre à lire, sans oser mettre le nez dehors. Mon cœur est content, parce que je crois que vous vous portez bien. Cela me fait souffrir les tempêtes, car ce sont des tempêtes continuelles. Sans ce repos que me donne mon cœur, je ne souffrirois pas impunément l’affront que me fait le mois de septembre ; c’est une trahison, dans la saison où nous sommes, au milieu de vingt ouvriers : je ferois un beau bruit, Quos ego[2] ! Je poursuis cette Morale de Nicole que je trouve délicieuse ; elle ne m’a encore donné aucune leçon contre la pluie, mais j’en attends, car j’y trouve tout ; et la conformité à la volonté de Dieu me pourroit suffire, si je ne voulois un remède spécifique. Enfin je trouve ce livre admirable. Personne n’a écrit sur ce ton que ces Messieurs, car je mets Pascal de moitié à tout ce qui est de beau. On aime tant à entendre parler de soi et de ses sentiments, que, quoique ce soit en mal, nous en sommes charmés. J’ai même pardonné l’enflure du cœur[3] en faveur du reste, et je maintiens qu’il n’y a point d’autre mot pour expliquer la vanité et l’orgueil, qui sont proprement du vent : cherchez un autre mot. J’achèverai cette lecture avec plaisir.

Nous lisons aussi l’histoire de France depuis le roi Jean : je veux la débrouiller dans ma tête, au moins autant que l’histoire romaine, où je n’ai ni parents, ni amis ; encore trouve-t-on ici des noms de connoissance. Enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons point. Vous jugez bien qu’avec cette humeur je ne suis point désagréable à notre Mousse. Nous avons pour la dévotion ce recueil des lettres de M. de Saint-Cyran, que M. d’Andilly vous envoie, et que vous trouverez admirable. Voilà, ma bonne, tout ce que vous peut dire une vraie solitaire.

On me mande que Mme de Verneuil est très-malade. Le Roi causa une demi-heure avec le bonhomme d’Andilly[4], aussi plaisamment, aussi bonnement, aussi agréablement qu’il est possible. Il étoit aise de faire voir son esprit à ce bon vieillard, et d’attirer sa juste admiration ; il témoigna qu’il étoit plein du plaisir d’avoir choisi M. de Pompone, qu’il l’attendoit avec impatience, qu’il auroit soin de ses affaires, qu’il savoit qu’il n’étoit pas riche. Il dit au bonhomme qu’il y avoit de la vanité à lui d’avoir mis dans la préface de Josèphe qu’il avoit quatre-vingts ans, que c’étoit un péché : on rioit, on avoit de l’esprit, le Roi disant qu’il ne crût pas qu’il le laissât en repos dans son désert, qu’il l’enverroit quérir, qu’il le vouloit voir comme un homme illustre par toutes sortes de raisons. Comme le bonhomme l’assuroit de sa fidélité, il dit qu’il n’en doutoit point, et qu’il savoit trop bien tous ses devoirs pour manquer à celui-là ; que quand on servoit bien Dieu, on servoit bien son Roi. Enfin ce furent des merveilles ; il eut soin de l’envoyer dîner, de le faire promener dans une calèche : il en a parlé un jour entier en l’admirant. Pour le bonhomme, il est transporté, et dit de moment en moment, sentant qu’il en a besoin : « Il faut s’humilier. » Vous pouvez penser la joie que tout cela me donne, et la part que j’y prends.

Je vous crois présentement à vos états ; j’attends toujours de vos nouvelles avec impatience, et du procédé de l’Évêque, sur lequel je ne serai pas si aisée à contenter que l’année passée. Adieu ; vous savez bien si je suis à vous, et si vous pouvez compter sur mon amitié. Dubois m’a mandé que depuis qu’il avoit écrit à Lyon et à Pierrelatte[5], vos paquets venoient fort bien. En effet il y a trois semaines que j’en reçois deux à la fois. C’est justement mon compte. Je voudrois bien que mes lettres vous

donnassent autant de joie que les vôtres m’en donnent. Ma chère enfant, je vous embrasse mille fois.


  1. Lettre 205 (revue sur une ancienne copie). — 1. Au parlement de Rennes.
  2. 2. Virgile, Énéide, liv. Ier, v. 135. Ces deux mots d’une menace que Neptune n’achève pas font disparaître les vents qui, sans son ordre, ont excité une tempête.
  3. 3. Voyez plus haut, p. 329.
  4. 4. Le Roi ayant déclaré le 6 septembre qu’il choisissait Pompone pour secrétaire d’État, quelques courtisans dirent que M. d’Andilly ne manquerait sans doute pas de venir rendre grâce au Roi. Louis XIV dit qu’il le croyait. Il fallut cette espèce d’ordre pour ramener d’Andilly à la cour après une absence de vingt-six ans. Voyez à la suite des Mémoires de Coulanges (p. 436-444) la relation originale écrite par Arnauld d’Andilly de la visite qu’il fit à Versailles le 10 septembre.
  5. 5. Voyez la note 6 de la lettre 129.