Lettre 231, 1671 (Sévigné)

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231. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, le jour de Noël.

Le lendemain que j’eus reçu votre lettre, qui fut hier, M. le Camus me vint voir. Je lui fis voir ce qu’il avoit à dire sur les soins, le zèle et l’application de M. de Grignan pour faire réussir l’affaire de Sa Majesté[1]. M. de Lavardin vint aussi, qui m’assura qu’il en rendroit compte en bon lieu avant la fin du jour. Je ne pouvois trouver deux hommes plus propres à mon dessein : c’est la basse et le dessus. Le soir, j’allai chez Monsieur d’Uzès, qui est encore dans sa chambre ; nous parlâmes fort de vos affaires. Nous avions appris les mêmes choses, et le dessein qu’on avoit d’envoyer un ordre pour séparer l’Assemblée, et de leur faire sentir en quelque autre occasion ce que c’est que de ne pas obéir. Ce seroit une chose fâcheuse, car Dieu sait comme on diroit : « Voilà ce que c’est que de n’avoir plus le premier président. » Nous attendons Rippert avec impatience. Le voyage[2] est toujours assuré, et même avancé d’un jour.

J’ai fort songé à M. et à Mme Deville ; leur chute me paroît étrange. On dit que votre maison est orageuse, et qu’on aura conduit cette affaire avec adresse. Il est vrai que les gens qui demandent leur congé serrent le cœur et font voir peu d’affection ; mais c’est la scène du Dépit amoureux, quand on ne le demande que par le désespoir de n’être plus bien avec la princesse[3] — et puis il se fait une pelote de neige : le congé accordé est une douleur qui confirme la première. Peut-être que le grand air de Deville vous a fait résoudre sur-le-champ. Il n’est pas impossible que vous trouviez quelqu’un dans le pays pour remplir sa place ; mais rien ne vous consolera de sa femme. Elle est habile, elle s’entend aux enfants, et même j’ai appris que vous aviez dessein d’en faire la gouvernante de votre fils. C’étoit bien fait : elle est soigneuse, elle est affectionnée, et elle a de l’amour et de la conscience ; elle est ménagère et eût bien conservé tout ce qui eût été sous sa charge. Enfin je ne vous puis dire le regret que j’ai que vous ne l’ayez plus. J’avois l’esprit en repos de mille choses, en songeant qu’elle en auroit soin. Mandez-moi un peu plus au long toute cette histoire.

Au reste, ma bonne, j’ai le cœur serré, et très-serré de ne point vous avoir ici. Je serois bien plus heureuse s’il y avoit quelqu’un que j’aimasse autant que vous, je serois consolée de votre absence ; mais je n’ai pas encore trouvé cette égalité, ni rien qui en approche. Mille choses imprévues me font souvenir de vous par-dessus le souvenir ordinaire, et me mettent en déroute. Je suis en peine de savoir où vous irez après votre Assemblée. Aix et Arles sont empestés de la petite vérole ; Grignan est bien froid ; Salon[4] est bien seul. Venez dans ma chambre, ma chère enfant, vous y serez très-bien reçue.

Adieu, vous en voilà quitte pour cette fois : ce ne sera point ici un second tome, je ne sais plus rien. Si vous vouliez me faire des questions, on vous répondroit. J’ai été cette nuit aux Minimes[5] ; je m’en vais en Bourdaloue. On dit qu’il s’est mis à dépeindre les gens[6], et que l’autre jour il fit trois points de la retraite de Tréville[7] ; il n’y manquoit que le nom ; mais il n’en étoit pas besoin. Avec tout cela on dit qu’il passe toutes les merveilles passées, et que personne n’a prêché jusques ici. Mille compliments aux Grignans.

À onze heures du soir[8].

Je vous ai écrit ce matin ; mais je reçois la lettre que vous m’avez écrite par Rippert : c’est Monsieur d’Uzès qui me l’envoie. Vous me rendez un très-bon compte des affaires de Provence. Dieu veuille que le Roi se contente de ce que les Provençaux ont résolu ! La peinture de leur tête, et du procédé qu’il faut tenir avec eux, est admirable, et le radoucissement de l’Évêque est naturel. Voilà Mme Scarron qui a soupé avec nous : elle dit que de tous les millions de lettres que Mme de Richelieu a reçues, celle de M. de Grignan étoit la meilleure ; qu’elle l’a eue longtemps dans sa poche, qu’elle l’a montrée ; qu’on ne sauroit mieux écrire, ni plus galamment, ni plus noblement,

ni plus tendrement pour feu Mme de Montausier[9] ; enfin elle en a été ravie. J’ai juré que je vous le manderois. Je ferai part de votre lettre à d’Hacqueville et à M. le Camus. Je ne songe qu’à la Provence : je me trouve présentement votre voisine,

Et de Paris, je ne voi
Tout au plus que vingt semaines
Entre ma Philis et moi.

J’attendois votre frère : on le renvoie de la moitié du chemin à cause du voyage. J’ai été au sermon, mon cœur n’en a point été ému ; ce Bourdaloue,

Tant de fois éprouvé,
L’a laissé comme il l’a trouvé.

C’est peut-être ma faute. Adieu, mon enfant.


  1. Lettre 231 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Voyez la Notice, p. 130, où il faut remplacer le chiffre de six cent mille francs par celui de cinq cent mille.
  2. 2. Le voyage du Roi. Voyez la lettre précédente et celle du 1er janvier suivant.
  3. 3. Voyez le IVe acte du Dépit amoureux de Molière, scènes ii et iii.
  4. 4. Chef-lieu de canton des Bouches-du-Rhône, sur le canal de Crapone.
  5. 5. L’église des Minimes était près de la place Royale. — « La messe des Minimes, dit Walckenaer (tome IV, p. 126), était celle de la noblesse et du grand monde. » D’Ormesson nous apprend que Mme de Sévigné, quelque temps avant son mariage, avait quêté dans cette église, où était déposé le cœur de son père, le baron de Chantal : le 5 avril 1644, jour où l’on fêtait saint François de Paule, « la Reine y vint à vêpres ; Monsieur l’évêque d’Uzès y prêcha. La musique du Roi y fut excellente. Mlle de Chantal quêta. » Voyez la Notice, p. 13 et 317.
  6. 6.

    Nouveau prédicateur, aujourd’hui, je l’avoue,
    Écolier ou plutôt singe de Bourdaloue,
    Je me plais à remplir mes sermons de portraits.

    (Boileau, Satire X, v. 345-347)
  7. 7. Le comte de Tréville (voyez la note 9 de la lettre 144) avait été si accablé de la mort de Madame Henriette (29 juin 1670), qu’il avait renoncé au monde, « Troisville, que je ramenai ce jour-là (le jour de la mort de Madame Henriette) de Saint-Cloud, et que je retins à coucher avec moi pour ne le pas laisser en proie à sa douleur, en quitta le monde, et prit le parti de la dévotion, qu’il a toujours soutenu depuis. » (Mémoires de la Fare, tome LXV, p. 180.) M. Sainte-Beuve, après avoir cité ce passage (Port-Royal, tome IV, p. 475), ajoute avec raison que ce dernier point seul de sa persévérance n’est pas tout à fait exact. — Dans le sermon de Bourdaloue, sur la Sévérité évangélique, prêché le troisième dimanche de l’Avent, qui en 1671 était le 13 décembre, l’on retrouve, dit encore M. Sainte-Beuve (ibid., p. 477), « des allusions certaines à cette prétention, qui était le cachet de Tréville, de vouloir être en tout comme pas un autre, de ne ressembler en rien au commun des martyrs, et de se choisir une dévotion même qui fût d’une distinction et d’une qualité à part. » Voyez, pour plus de détail, au tome IX des Causeries du lundi, l’article Bourdaloue, p. 226-232.
  8. 8. C’était un vendredi, le courrier allait partir. Voyez la note 4 de la lettre 145.
  9. 9. On se rappelle que Mme de Richelieu venait de succéder à Mme de Montausier dans la place de dame d’honneur de la Reine.