Lettre 232, 1671 (Sévigné)

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1671

232. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 30e décembre.

Une belle et sûre marque de la légère disposition que j’ai à ne pas vous haïr, c’est que je voudrois pouvoir vous écrire douze fois le jour. Cette pensée, ma fille, ne vous fait-elle point comme l’offre que vous faisoit M. de Coulanges, de passer sa vie avec vous ? En vérité, vous n’auriez pas peu d’affaires, car je vous écris aussi prolixement que j’écris laconiquement aux autres.

J’ai fort interrogé Rippert sur votre santé. Je ne suis point contente de vous, il faut que je vous gronde : vous avez traité votre accouchement comme celui de la femme d’un colonel suisse ; vous ne prenez point assez de bouillons ; vous avez caqueté dès le troisième jour ; vous vous êtes levée dès le dixième ; et vous vous étonnez après cela si vous êtes maigre. J’espérois que vous vous amuseriez à vous conserver, à vous restaurer, à vous rengraisser. Où avez-vous pris la fantaisie d’imiter Mme de Grussol ? Je tâche toujours de vous corriger par les exemples : cette conduite ne la change point, mais elle vous changera. Enfin c’est me fâcher et m’offenser, que de défigurer votre beau visage : vous savez comme je l’aime ; ne devriez-vous pas le conserver pour l’amour de moi ?

Vous dites bien, quand vous dites que la Provence est ma demeure fixe, puisque c’est la vôtre. Paris me suffoque, et je voudrois déjà être partie pour Grignan. Mais, ma fille, quelle solitude, si vous allez dans votre château ! Vous serez comme Psyché sur sa montagne[1]. Je ne puis être contente où vous n’êtes pas : c’est une vérité que je sens à toute heure ! Vous me manquez partout, et tout ce qui me fait souvenir de vous me traverse le cœur. Le voyage du Roi devient incertain, quoique les troupes marchent. Le pauvre la Trousse s’en va, et Sévigné s’achemine déjà. Ils vont à Cologne : cette équipée les désespère.

Adieu, mon ange. M. de Coulanges vous adore. Je me trouve très-bien chez lui[2], et je pousserai l’air de la petite vérole fort loin. Cette grande maison, où je ne trouve que Mme de Bonneuil, au lieu de vous, ne me donne nulle envie d’y retourner. M. de Coulanges m’est délicieux ; nous parlons sans cesse de vous. Je donnerai votre lettre à M. de la Rochefoucauld ; je suis assurée qu’il la trouvera très-bonne. Je hais le dessus de vos lettres où il y a : à Madame la marquise de Sévigné ; appelez-moi Pierrot[3]. Les autres sont aimables, et donnent une disposition tendre à lire le reste.


  1. Lettre 232. — 1. Voyez le livre II des Amours de Psyché de la Fontaine, publiés pour la première fois, avec le poëme d’Adonis, en 1669.
  2. 2. Coulanges habita longtemps dans la rue du Parc-Royal. On lit dans une adresse en vers écrite de sa main dans le volume de ses chansons :

    Ma paroisse a nom Saint-Gervais,
    Le Parc-Royal ma rue.

    C’est probablement là qu’il reçut Mme de Sévigné. En 1690, il alla demeurer au Temple ; en 1695, il était rue des Tournelles. Sa maison paternelle était rue des Francs-Bourgeois. Voyez les Mémoires de Coulanges, p. 47, et les lettres des 1er décembre 1690 et 21 janvier 1695.

  3. 3. Voyez la lettre 158, p. 173.