Lettre 239, 1672 (Sévigné)

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1672

239. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 20e janvier.

Voilà les maximes de M. de la Rochefoucauld revues, corrigées et augmentées[1] : c’est de sa part que je vous les envoie. Il y en a de divines ; et à ma honte, il y en a que je n’entends point : Dieu sait comme vous les entendrez.

Il y a un démêlé entre l’archevêque de Paris[2] et l’archevêque de Reims : c’est pour une cérémonie. Paris veut que Reims demande permission d’officier ; Reims jure qu’il n’en fera rien. On dit que ces deux hommes ne s’accorderont jamais bien qu’ils ne soient à trente lieues l’un de l’autre. Ils seront donc toujours mal[3]. Cette cérémonie est une canonisation d’un Borgia[4], jésuite ; toute la musique de l’Opéra y fait rage : il y a des lumières jusque dans la rue Saint-Antoine[5] ; on s’y tue. Le vieux Mérinville[6] est mort sans y aller.

Ne vous trompez-vous point, ma chère fille, dans l’opinion que vous avez de mes lettres ? L’autre jour un pendard d’homme, voyant ma lettre infinie, me demanda si je pensois qu’on pût lire cela : j’en tremblai, sans dessein toutefois de me corriger ; et me tenant à ce que vous m’en dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui vous puisse divertir. Pour moi, c’est ma vie et mon unique plaisir que le commerce que j’ai avec vous ; toutes choses sont ensuite bien loin après.

Je suis en peine de votre petit frère : il a bien froid, il campe, il marche vers Cologne pour un temps infini.[7] J’espérois de le voir cet hiver, et le voilà. Enfin il se

trouve que Mademoiselle d’Adhémar est la consolation de ma vieillesse : je voudrois aussi que vous vissiez comme elle m’aime, comme elle m’appelle, comme elle m’embrasse. Elle n’est point belle, mais elle est aimable ; elle a un son de voix charmant ; elle est blanche, elle est nette : enfin je l’aime. Vous me paroissez folle de votre fils : j’en suis fort aise. On ne sauroit avoir trop de fantaisies, musquées ou point musquées, il n’importe.

Il y a demain un bal chez Madame. J’ai vu chez Mademoiselle l’agitation des pierreries : cela m’a fait souvenir de nos tribulations passées, et plût à Dieu y être encore ! Pouvois-je être malheureuse avec vous ? Toute ma vie est pleine de repentirs. Monsieur Nicole, ayez pitié de moi, et me faites bien envisager les ordres de la Providence. Adieu, ma chère fille, je n’oserois dire que je vous adore, mais je ne puis concevoir qu’il y ait un degré d’amitié au delà de la mienne. Vous m’adoucissez et m’augmentez mes ennuis, par les aimables et douces assurances de la vôtre.


  1. Lettre 239. — 1. La première édition avait été publiée en 1665. La troisième parut en 1671.
  2. 2. François de Harlay de Champvallon (frère puîné du marquis de Champvallon), né à Paris en 1625 ; archevêque de Rouen de 1651 à 1671, et archevêque de Paris du 12 mars 1671 au 6 août 1695. Son prédécesseur, Hardouin de Beaumont de Péréfixe, était mort le 31 décembre 1670. — Nous avons déjà dit que l’archevêque de Reims était depuis le 3 août 1671 Charles-Maurice le Tellier.
  3. 3. Voyez la fin de la lettre suivante.
  4. 4. François de Borgia, duc de Candie, Espagnol, troisième général des jésuites (1565), né en 1510, mort en 1572, canonisé en 1671.
  5. 5. La cérémonie eut lieu à Saint-Paul, qui était l’église des pères profès de la Société de Jésus.
  6. 6. François des Montiers, comte de Mérinville, ancien lieutenant général au gouvernement de Provence. Voyez la note 14 de la lettre 137.
  7. 7. Voyez la lettre suivante, p. 475.