Lettre 240, 1672 (Sévigné)

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1672

240. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 22e janvier, à dix heures du soir.

Enfin, ma fille, c’est tout ce que je puis faire que de quitter le petit coucher de Mademoiselle d’Adhémar pour vous écrire. Si vous ne voulez pas être jalouse, je ne sais que vous dire : c’est la plus aimable enfant que j’aie jamais vue : elle est vive, elle est gaie, elle a de petits desseins et de petites façons qui plaisent tout à fait.

J’ai été aujourd’hui chez Mademoiselle, qui m’a envoyé dire d’y aller. Monsieur y est venu, il m’a parlé de vous : il m’a assurée que rien ne pouvoit tenir votre place au bal ; il m’a dit que votre absence ne devoit pas m’empêcher d’aller voir son bal : c’est justement de quoi j’ai grande envie.

Il a été fort question de la guerre, qui est enfin très-certaine. Nous attendons la résolution de la reine d’Espagne[1] ; et quoi qu’elle dise, nous voulons guerroyer. Si elle est pour nous, nous fondrons sur les Hollandois ; si elle est contre nous, nous prendrons la Flandre ; et quand nous aurons commencé la noise, nous ne l’apaiserons peut-être pas aisément. Cependant nos troupes marchent vers Cologne. C’est M. de Luxembourg qui doit ouvrir la scène. Il y a quelques mouvements en Allemagne.

J’ai fort causé avec Monsieur d’Uzès. Notre abbé lui a parlé de très-bonne grâce du dessein qu’il a pour l’abbé de Grignan[2]. Il faut tenir cette affaire très-secrète ; c’est sur la tête de Monsieur d’Uzès qu’elle roule ; car on ne peut obtenir de Sa Majesté les agréments nécessaires que par son moyen. On me dit en rentrant ici que le chevalier de Grignan[3] a la petite vérole chez Monsieur d’Uzès : ce seroit un grand malheur pour lui, un grand chagrin pour ceux qui l’aiment, et un grand embarras pour Monsieur d’Uzès, qui seroit hors d’état d’agir dans toutes les choses où l’on a besoin de lui : voilà qui seroit digne de mon malheur ordinaire.

Vous me louez continuellement sur mes lettres, et je n’ose plus vous parler des vôtres, de peur que cela n’ait l’air de rendre louanges pour louanges ; mais encore ne faut-il pas se contraindre jusqu’à ne pas dire la vérité. Vous avez des pensées et des tirades incomparables, il ne manque rien à votre style. D’Hacqueville et moi, nous étions ravis de lire certains endroits brillants ; et même dans vos narrations, l’endroit qui regarde le Roi, votre colère contre Lauzun et contre l’Évêque, ce sont des traits de maître. Quelquefois j’en donne aussi une petite part à Mme de Villars ; mais elle s’attache aux tendresses, et les larmes lui en viennent fort bien aux yeux. Ne craignez point que je montre vos lettres mal à propos ; je sais parfaitement bien ceux qui en sont dignes, et ce qu’il en faut dire ou cacher.

Écoutez, ma fille, une bonté et une douceur charmante du Roi votre maître : cela redoublera bien votre zèle pour son service. Il m’est revenu de très-bon lieu que l’autre jour M. de Montausier demanda une petite abbaye à Sa Majesté pour un de ses amis ; il en fut refusé, et sortit fâché de chez le Roi en disant : « Il n’y a que les ministres et les maîtresses qui aient du pouvoir en ce pays. » Ces paroles n’étoient pas trop bien choisies ; le Roi les sut. Il fit appeler M. de Montausier, lui reprocha avec douceur son emportement, le fit souvenir du peu de sujet qu’il avoit de se plaindre de lui, et le lendemain il fit Mme de Crussol[4] dame du palais. Je vous dis que voilà des conduites de Titus. Vous pouvez juger si le gouverneur a été confondu, aussi bien que l’Évêque, qui vous doit sa députation[5]. Ces manières de se venger sont bien cruelles. Le Roi a raccommodé l’archevêque de Reims avec celui de Paris. Que vous dirai-je encore ? Ma pauvre tante est accablée de mortelles douleurs : cela me fait une tristesse, et un devoir qui m’occupe.


  1. Lettre 240. — 1. Anne-Marie d’Autriche, veuve de Philippe IV, roi d’Espagne, et mère de Charles II, qui ne fut déclaré majeur qu’en 1676, et dont les États étoient alors gouvernés par la Reine sa mère, assistée de six conseillers nommés par le feu Roi. (Note de Perrin.)
  2. 2. Il paraît que l’abbé de Coulanges cherchait à résigner l’abbaye de Livry en faveur de l’abbé de Grignan. Voyez la lettre 255, et celle du 13 mai suivant.
  3. 3. Charles-Philippe, le chevalier de Malte. L’évêque d’Uzès était son oncle.
  4. 4. Fille du duc de Montausier. Voyez la note 8 de la lettre 152.
  5. 5. Voyez Walckenaer, tome IV, p. 251 et 252.