Aller au contenu

Lettre 245, 1672 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
◄  244
246  ►

1672

245. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 3e février.

J’ai eu une heure de conversation avec M. de Pompone. Il faudroit plus de papier qu’il n’y en a dans mon cabinet pour vous dire la joie que nous eûmes de nous revoir, et comme nous passions à la hâte sur mille chapitres que nous n’avions pas le temps de traiter à fond. Enfin je ne l’ai point trouvé changé : il est toujours parfait ; il croit toujours que je vaux plus que je ne vaux effectivement. Son père lui a fait comprendre qu’il ne pouvoit l’obliger plus sensiblement qu’en m’obligeant en toutes choses. Mille autres raisons, à ce qu’il dit, lui donnent ce même désir ; et surtout il se trouve que j’ai le gouvernement de Provence sur les bras ; c’est un prétexte admirable pour avoir bien des affaires ensemble : voilà le seul chapitre qui ne fut point étranglé. Je lui parlai à loisir de l’Évêque. Il sait écouter aussi bien que répondre, et crut aisément tout le plan que je lui fis des manières du prélat ; il ne me parut pas qu’il approuvât qu’un homme de sa profession voulût faire le gouverneur[1]. Il me semble que je n’oubliai rien de ce qu’il falloit dire. Il me donne toujours de l’esprit ; le sien est tellement aisé, qu’on prend sans y penser une confiance qui fait qu’on parle heureusement de tout ce qu’on pense : je connois mille gens qui font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir m’attirer de nouvelles douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je sortis avec une joie incroyable, dans la pensée que cette liaison avec lui vous seroit très-utile. Nous sommes demeurés d’accord de nous écrire ; il aime mon style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme celui de l’éloquence même.

Je vous mandai l’autre jour de tristes nouvelles du pauvre Chevalier : on venoit de me les donner de même. J’appris le soir qu’il n’étoit pas si mal ; et enfin il est encore en vie, quoiqu’il ait été au delà de l’extrême-onction, et qu’il soit encore très-mal. Sa petite vérole sort et sèche en même temps ; il me semble que c’est comme celle de Mme de Saint-Simon[2]. Rippert vous en écrira plus sûrement que moi ; j’en sais pourtant tous les jours des nouvelles, et j’en suis dans une très-véritable inquiétude ; je l’aime encore plus que je ne pensois.

Cette nuit, Mme la princesse de Conti[3] est tombée en apoplexie. Elle n’est pas encore morte, mais elle n’a aucune connoissance ; elle est sans pouls et sans parole ; on la martyrise pour la faire revenir. Il y a cent personnes dans sa chambre, trois cents dans sa maison : on pleure, on crie ; voilà tout ce que j’en sais jusqu’à l’heure qu’il est. Pour M. le chancelier[4] il est mort très-assurément, mais mort en grand homme. Son bel esprit, sa prodigieuse mémoire, sa naturelle éloquence, sa haute piété, se sont rassemblés aux derniers jours de sa vie. La comparaison du flambeau qui redouble sa lumière en finissant, est juste pour lui. Le Mascaron l’assistoit, et se trouvoit confondu par ses réponses et par ses citations. Il paraphrasoit le Miserere, et faisoit pleurer tout le monde ; il citoit la sainte Écriture et les Pères, mieux que les évêques dont il étoit environné : enfin sa mort est une des plus extraordinaires choses du monde[5]. Ce qui l’est encore plus, c’est qu’il n’a point laissé de grands biens : il étoit aussi riche en entrant à la cour, qu’il l’étoit en mourant. Il est vrai qu’il a établi sa famille ; mais si l’on prenoit chez lui, ce n’étoit pas lui. Enfin il ne laisse que soixante et dix mille livres de rente : est-ce du bien pour un homme qui a été quarante ans chancelier, et qui étoit riche naturellement ? La mort découvre bien des choses : ce n’est point de sa famille que je tiens tout ceci : on le voit. Nous avons fait aujourd’hui nos stations[6], Mme de Coulanges et moi. Mme de Verneuil[7] est si mal qu’elle n’a pu voir le monde. On ne sait encore qui aura les sceaux.

Je vous conjure d’écrire au Coadjuteur qu’il songe à faire réponse sur l’affaire dont lui écrit Monsieur d’Agen[8] ; j’en suis tourmentée : cela est mal d’être paresseux avec un évêque de réputation. Je remets tous les jours à écrire à ce Coadjuteur ; son irrégularité me débauche ; je le condamne, et je l’imite.

J’embrasse M. de Grignan : ne vous adore-t-il pas toujours ? est-il encore question des grives ? Il y avoit l’autre jour une dame[9] qui confondit ce qu’on dit d’une grive, et au lieu de dire elle est soûle comme une grive, elle dit que la première présidente[10] étoit sourde comme une grive : cela fit rire.

Adieu, ma chère enfant, je vous aime, ce me semble, bien plus que moi-même. Votre fille est aimable ; je m’en amuse de bonne foi ; elle embellit tous les jours ; ce petit ménage me donne la vie.


  1. lettre 245 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. Dans le manuscrit : « voulût faire le gouvernement. »
  2. 2. Voyez les lettres 115, 116, 118.
  3. 3. Voyez la note 3 de la lettre 144.
  4. 4. Pierre Seguier.
  5. 5. Dans les éditions de Perrin : « une des plus belles et des plus extraordinaires choses du monde. »
  6. 6. Nos visites à toute la parenté du chancelier.
  7. 7. Fille du chancelier Seguier.
  8. 8. Claude Joly.
  9. 9. Mme de Louvois : voyez la lettre suivante, p. 492.
  10. 10. Madeleine, fille de Nicolas Potier, sieur d’Ocquerre, conseiller d’État. Elle avait épousé en 1640 Guillaume de Lamoignon, premier président de 1658 à 1677. Elle mourut en 1705.