Lettre 266, 1672 (Sévigné)
1672
266. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Vous me promettez donc de m’envoyer les chansons que l’on fera en Barbarie ; votre conscience sera bien moins chargée de me faire part des médisances de Tunis et d’Alger, que la mienne ne l’est de celles que je vous ai mandées. Ma fille, quand je songe que votre plus proche voisine est la mer Méditerranée, j’ai le cœur tout troublé et tout affligé : il y a de certaines choses qui font peur ; elles n’apprennent rien de nouveau ; mais c’est un point de vue qui surprend.
Je vis hier vos trois Provençaux : le Spinola en est un[1]. Il m’a donné votre lettre du 21e mars ; si je le puis servir, je le ferai de mon mieux : j’honore son nom. Il y a un Spinola qui a perdu romanesquement une de ses mains ; c’est un Artaban[2]. Celui-ci m’a montré une lettre italienne qui n’est pleine que de vous ; je vous l’envoie : l’exclamation au roi de France me plaît fort. Il dit que vous parlez très-bien italien ; je vous en loue, rien n’est plus joli : si j’avois été en lieu de m’y pouvoir accoutumer, je l’aurois fait ; ne vous en lassez point.
Je crois que Monsieur d’Uzès vous aura conté sa conversation avec le Roi, à laquelle on ne peut rien ajouter : je lui trouve une justesse dans l’esprit, que j’aime à observer ; mais ce prélat s’en va bientôt, et vous perdez beaucoup de ne l’avoir plus ici.
Mme de Brissac voit très-facilement le comte de Guiche chez elle : il n’y a point d’autre façon ; on ne les voit guère ailleurs. Elle ne va point souvent chez M. de la Rochefoucauld ; Mme de la Fayette est à sa petite campagne : je ne vois aucune liaison entre eux et cette duchesse. Cette dernière contemple son essence comme un coq en pâte : vous souvient-il de cette folie ? On soupçonne la maréchale d’Estrées[3] des chansons, mais ce n’est qu’une vision.
Je vous ai parlé de Mme de la Troche dans le temps que vous m’en parlez ; vous en êtes instruite présentement ; mais comme il ne lui est pas facile de se passer de moi, insensiblement les glaces se fondent, sa belle humeur revient ; et moi, je le veux bien : je prends le temps tout comme il vient ; si j’avois un degré de chaleur davantage, je serois beaucoup plus offensée. C’est donc ainsi que vous voulez que l’on soit, c’est-à-dire dans une profonde tranquillité : ô l’heureux état ! mais que je suis loin d’en sentir les douceurs ! Vous me faites peur de le souhaiter : il me semble que vous faites tout ce que vous voulez ; et tout d’un coup, lorsque je vous aimerai le plus tendrement, je vous trouverai toute froide et toute reposée. Ah ! ne venez pas me donner de cette léthargie à mon arrivée en Provence : j’aurois grand regret à mon voyage, si j’y trouvois de telles glaces.
Je touche enfin mon départ du bout du doigt ; mais ce qui me donne congé me coûtera bien des larmes. C’est quelque chose de pitoyable que l’état de ma pauvre tante ; son enflure augmente tous les jours ; c’est un excès de douleur qui serre le cœur des plus indifférents. Mme de Coulanges pleura hier en lui disant adieu. Ce ne fut pourtant pas un adieu en forme ; mais comme elle et son mari pensoient que c’étoit pour jamais, ils étoient très-affligés. Pour moi, qui passe une grande partie de mes jours à soupirer auprès d’elle, je suis accablée de tristesse. Elle me fait des caresses qui me tuent ; elle parle de sa mort comme d’un voyage ; elle a toujours eu un très-bon esprit ; elle le conserve jusqu’au bout. Elle a reçu ce matin Notre-Seigneur en forme de viatique, et pour ses pâques ; mais elle croit le recevoir encore une fois. Sa dévotion étoit admirable ; nous fondions tous en larmes. Elle étoit assise ; elle ne peut durer au lit ; elle s’est mise à genoux : c’étoit un spectacle triste et dévot tout ensemble.
J’ai quitté M. et Mme de Coulanges avec déplaisir ; ils ont beaucoup d’amitié pour moi ; je compte les retrouver à Lyon. Je m’en vais m’établir et me ranger dans mon petit logis, en attendant le plaisir de vous y voir avec moi. On dit que la brune[4] a repris le fil de son discours avec le chevalier de Lorraine, et qu’ils causèrent fort à cette fête que donna Monsieur le Duc, où pour manger de la viande, ils attendirent si scrupuleusement que minuit fût sonné le dimanche de la Passion. On passe sa vie à dire des adieux ; tout le monde s’en va, tout le monde est ému. La comtesse du Lude[5] est venue en poste dire adieu à son mari ; elle s’en retournera dans six jours, après lui avoir tenu l’étrier pour monter à cheval et s’en aller à l’armée comme les autres. Je vous assure que l’on tremble pour ses amis.
J’ai passé le dimanche des Rameaux à Sainte-Marie dans mes considérations ordinaires. Barillon a fait ici un grand séjour ; il s’en va, puisque vous lui commandez d’être à son devoir : votre exemple le confond ; son emploi est admirable cette année : il mangera cinquante mille francs ; mais il sait bien où les prendre[6]. Mme de C*** est folle ; on la trouve telle en ce pays : la belle pensée d’aller en Italie comme une princesse infortunée, au lieu de revenir paisiblement à Paris chez sa mère qui l’adore, et qui met au rang de tous les malheurs de sa maison l’extravagance de sa fille ! Elle a raison ; je n’en ai jamais vu une plus ridicule.
Nous ne savons si la Marans travaille sur terre ou sous terre : elle voit peu son fils[7] et Mme de la Fayette, et ce n’est que des moments ; tout aussitôt Mme de Schomberg la vient reprendre : cela est bien incommode de n’être plus remenée par Mme de Sévigné ; elle n’aime guère à me rencontrer.
Mais comment votre fils est-il devenu brun ? Je le croyois blondin, et vous me l’aviez vanté comme tel ! Quoi ? sérieusement il est brun ! ne vous moquez-vous point ? J’ai envie de vous mander que votre fille est devenue blonde. Quoi qu’il en soit, il y a toujours à tous vos enfants la marque de l’ouvrier. Je suis assurée que quand Mme de Senneterre[8] aura fait ses affaires et ses couches, elle ne fera point comme Mme de C***.
Le petit Dubois[9] est parti pour suivre M. de Louvois[10], et je m’aperçois déjà de son absence. Je passai hier à la poste pour tâcher d’y refaire des amis, et voir si Dubois ne m’avoit recommandée à personne. Je trouvai des visages nouveaux, qui ne furent pas fort touchés de mon mérite. Je les priai de mettre mes lettres à part, afin de les envoyer prendre ce matin, à quoi je n’ai pas manqué ; ils m’ont mandé qu’assurément il n’y en avoit pas pour moi. Me voilà tombée des nues : je ne saurois vivre sans vos lettres ; peut-être que vous les aurez adressées à quelqu’un, et qu’elles me viendront demain ; je le souhaite fort, et de pouvoir remettre en train mon commerce de la poste.
- ↑ Lettre 266. — 1. Mme de Sévigné met au rang des trois Provençaux M. de Spinola, qui vraisemblablement étoit Génois, et par conséquent plus Italien que Provençal. (Note de Perrin.) — Il est parlé (ancien tome X, p. 251) d’un chevalier de Spinola qui en 1700 commandait un vaisseau de Malte coulé bas par les Turcs, et (tome V, p. 309, de la Correspondance de Bussy) d’un Spinola qui un jour baisant la main du Roi lui mordit le doigt : voyez la note à la lettre du 7 août 1682.
- ↑ 2. Voyez la lettre 75, note 2.
- ↑ 3. Gabrielle de Longueval, fille d’Achille, seigneur de Manicamp, troisième femme, veuve depuis 1670, de François-Annibal, premier maréchal d’Estrées (voyez la note 3 de la lettre 251 : il y faut lire à la seconde ligne, au lieu de 5 mai précédent, 5 mai 1670). Son mari avait au moins quatre-vingt-dix ans quand elle l’épousa en 1663. Elle était sœur du marquis de Manicamp et de la chanoinesse de Longueval, et cousine de la seconde femme de Bussy (voyez plus bas, p. 32, note 6). Elle mourut le 11 février 1687.
- ↑ 4. Grouvelle et les éditeurs qui l’ont suivi mettent entre parenthèses, à côté de ce nom : Mme de Coetquen. On se rappelle qu’elle avait été, avant la mort de Madame Henriette, maîtresse du chevalier de Lorraine, qui à son retour de Rome seulement (à en croire Madame de Bavière, tome II, p. 118) devint l’amant déclaré de Mlle de Grancey. Du reste « toutes ces dames étoient brunes, » mais plus que les autres peut-être la comtesse de Soissons, « la noire Olympe Mancini. » (Voyez plus haut, p. 11, le récit de la fête ; M. Michelet, tome XIII de son Histoire de France, p. 250 et 12 ; et les Nièces de Mazarin, par M. A. Renée, p. 45, 177.)
- ↑ 5. Voyez la note 2 de la lettre 150.
- ↑ 6. Il était ambassadeur en Angleterre.
- ↑ 7. La Rochefoucauld. Voyez la note 5 de la lettre 151. — Sur Mme de Schomberg, voyez la note 7 de la même lettre.
- ↑ 8. Voyez la note 6 de la lettre 169.
- ↑ 9. C’est ce commis de la poste que Mme de Sévigné avoit mis dans ses intérêts pour la diligence et la sûreté de son commerce de lettres avec sa fille. (Note de Perrin.)
- ↑ 10. Surintendant général des postes et secrétaire d’État de la guerre. (Note du même.)