Lettre 272, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 52-57).
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1672

272. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Achevée à Paris, ce mercredi 4e mai.

Je commence un peu plus tôt que de raison, afin de causer un peu avec vous. Je ne vous puis dire combien je vous plains, ma fille, combien je vous loue, combien je vous admire : voilà mon discours divisé en trois points. Je vous plains d’être sujette à des humeurs noires qui vous font assurément beaucoup de mal ; je vous loue d’en être la maîtresse quand il le faut, et principalement pour M. de Grignan, qui en seroit pénétré : c’est une marque de l’amitié et de la complaisance que vous avez pour lui ; et je vous admire de vous contraindre pour paroître ce que vous n’êtes pas : voilà qui est héroïque et le fruit de votre philosophie[1] ; vous avez en vous de quoi l’exercer. Nous trouvions l’autre jour qu’il n’y avoit de véritable mal dans la vie que les grandes douleurs : tout le reste est dans l’imagination, et dépend de la manière dont on conçoit les choses. Tous les autres maux trouvent leur remède, ou dans le temps, ou dans la modération, ou dans la force de l’esprit ; les réflexions les peuvent adoucir, la dévotion, la philosophie. Pour les douleurs, elles tiennent l’âme et le corps ; la vue de Dieu les fait souffrir avec patience, elle fait qu’on en profite ; mais elle ne les adoucit pas.

Voilà un discours qui auroit tout l’air d’avoir été rapporté tout entier du faubourg Saint-Germain[2] ; cependant il est de chez ma pauvre tante, où j’étois l’aigle de la conversation : elle nous en donnoit le sujet par ses extrêmes souffrances, qu’elle ne souffre pas qu’on mette en comparaison avec nul autre mal de la vie. M. de la Rochefoucauld est bien de cet avis : il est toujours accablé de goutte ; il a perdu sa vraie mère[3], dont il est véritablement affligé ; je l’en ai vu pleurer avec une tendresse qui me le faisoit adorer. C’étoit une femme d’un extrême mérite ; et enfin, dit-il, c’étoit la seule qui n’a jamais cessé de m’aimer. Ne manquez pas de lui écrire, et M. de Grignan aussi. Le cœur de M. de la Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable ; il dit que c’est une des chaînes qui nous attachent l’un à l’autre[4]. Nous avons bien découvert, et rapporté et rajusté des choses de sa folle de mère[5], qui nous font bien entendre ce que vous disiez quelquefois, que ce n’étoit point ce qu’on pensoit, que c’étoit autre chose. Vraiment oui, c’étoit autre chose, ou pour mieux dire, c’étoit tout ensemble ; l’un étoit sans préjudice de l’autre ; elle marioit le luth avec la voix, et le spirituel avec les grossièretés qui font horreur. Ma fille, mous avons trouvé une bonne veine, et qui nous explique bien une querelle que vous eûtes une fois dans la grand’chambre de Mme de la Fayette : je vous dirai le reste en Provence.

Ma tante est dans un état qui tirera dans une grande longueur. Votre voyage est parfaitement bien placé ; peut-être que le nôtre s’y rapportera. Nous mourons d’envie de passer la Pentecôte en chemin, ou à Moulins, ou à Lyon ; l’abbé le souhaite comme moi.

Il n’y a pas un homme de qualité, d’épée s’entend, à Paris. Je fus dimanche à la messe aux Minimes ; je dis à Mlle de la Trousse : « Nous allons trouver nos pauvres Minimes bien déserts, il n’y doit avoir que le marquis d’Alluye[6] ». » Nous entrons dans l’église, le premier homme que je trouve, et l’unique, c’est le marquis d’Alluye. Mon enfant, cette sottise me fit rire aux larmes : enfin il est demeuré, et s’en va à son gouvernement d’Orléans, sur le bord de la mer ; il faut garder les côtes, comme vous savez. L’amant de celle que vous avez nommée l’incomparable ne la trouva point à la première couchée, mais sur le chemin, dans une maison de Sanguin, au delà de celle que vous connoissez[7]. Il y fut deux heures : on croit qu’il y vit ses enfants pour la première fois[8]. La belle y est demeurée avec des gardes et une de ses amies ; elle y sera trois ou quatre mois sans en partir. Mme de la Vallière est à Saint-Germain ; Mme de Thianges ici chez son père : je vis l’autre jour sa fille, elle est au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer de plus beau. Il y a des gens qui disent que le Roi fut droit à Nanteuil ; mais ce qui est de fait, c’est que la belle est à cette maison qui s’appelle le Genitoy[9]. Je ne vous mande rien que de vrai : je hais et méprise les fausses nouvelles. C’est pour Mme de Renti[10].

Vous voilà donc partie, ma fille ; j’espère bien que vous m’écrirez de partout ; je vous écris toujours. J’ai si bien fait que j’ai retrouvé un petit ami à la poste, qui prend soin de nos lettres. J’ai été ces jours-ci fort occupée à parer ma petite maison ; Saint-Aubin[11] y a fait des merveilles ; j’y coucherai demain. Je vous jure que je ne l’aime que parce qu’elle est faite pour vous ; vous serez très-bien logée dans mon appartement, et moi très-bien aussi. Je vous conterai comme tout cela est tourné joliment. J’ai des inquiétudes extrêmes de votre pauvre frère : on croit cette guerre si terrible, qu’on ne peut assez craindre pour ceux que l’on aime ; et puis tout d’un coup j’espère que ce ne sera point tout ce que l’on pense, parce que je n’ai jamais vu arriver les choses comme on les imagine. Mandez-moi, je vous prie, ce qu’il y a entre la princesse d’Harcourt[12] et vous ; Brancas est désespéré de penser que vous n’aimez point sa fille : Monsieur d’Uzès a promis de remettre la paix partout ; je serai bien aise de savoir de vous ce qui vous a mises en froideur.

J’ai été chez M. de Bertillac[13] pour votre pension. Il faudra que je parle à M. Colbert : c’est une affaire présentement : on détourne tous les fonds ; il faut solliciter ce qui n’étoit pas une affaire autrefois. Voici un brave homme.

Vous me dites que la beauté de votre fils diminue, et que son mérite augmente. J’ai regret à sa beauté, et me réjouis qu’il aime le vin : voilà un petit brin de Bretagne et de Bourgogne, qui fera un fort bel effet, avec la sagesse des Grignans. Votre fille est tout au contraire : sa beauté augmente, et son mérite diminue. Je vous assure qu’elle est fort jolie, et qu’elle est opiniâtre comme un petit démon ; elle a ses petites volontés et ses petits desseins ; elle me divertit extrêmement ; son teint est admirable, son corps est comme celui du petit Jésus de ma chambre, ses yeux sont jolis et bleus, ses cheveux noirs ; son nez ni beau ni laid ; son menton, ses joues, son tour de visage, très-parfaits ; je ne dis rien de sa bouche, elle s’accommodera ; elle a un joli ton de voix. Mme de Coulanges trouvoit qu’il pouvoit fort bien passer par sa bouche.

Je pense, ma fille, qu’à la fin je serai de votre avis ; je trouve des chagrins dans la vie qui sont insupportables ; et malgré le beau raisonnement du commencement de ma lettre, il y a bien d’autres maux que les douleurs, qui pour être moindres, n’en sont pas plus supportables. Pour moi, je suis toujours traversée dans ce que je souhaite le plus : la vie assurément est fort désobligeante.

Quand le chevalier de Lorraine partit, il faisoit l’amoureux de l’Ange[14], et Monsieur le vouloit bien. La Coetquen n’a osé, dit-on, reprendre le fil de son discours. Mme de Rohan a quitté la Place[15] ; elle est logée à l’hôtel de Vitry, et toute sa famille. J’attends des réponses de M. de Pompone. Nous n’avons point encore de premier président[16].


  1. Lettre 272 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. Dans le manuscrit : « Notre philosophie. »
  2. 2. C’est-à-dire de chez Mme de la Fayette, ou se rendoit tous les jours M. de la Rochefoucauld, et en même temps la compagnie la plus choisie. (Note de Perrin.)
  3. 3. Gabrielle du Plessis de Liancourt, sœur du duc de Liancourt (qui mourut six semaines après sa femme, le 1er août 1674). Le prince de Marsillac était veuf, depuis 1669, de la petite-fine de ce duc. Saint-Simon, parlant du fils et de la belle-fille de la Rochefoucauld, dit, tome XI, p. 31 : « M. et Mme de Marsillac étoient issus de germains… Le grand-père et la grand’mère des mariés étoient frère et sœur. L’union étoit parfaite entre les deux familles, et ils logeoient tous ensemble, à Paris, rue de Seine, dans ce bel hôtel de Liancourt, qui est devenu l’hôtel de la Rochefoucauld. » L’abbé Arnauld nous dit aussi (tome XXXIV, p. 344) que c’est à l’hôtel de Liancourt qu’il alla voir la Rochefoucauld sur la fin de l’été de 1672. Bâti par les comtes de Montpensier, il avait appartenu au père de Turenne. « Il était rue de Seine où nous l’avons vu encore avec sa façade, sa belle cour et ses jardins, à l’endroit qu’occupe la rue toute nouvelle des Beaux-Arts. » (M. Cousin, Madame de Sablé, p. 101.)
  4. 4. Dans le manuscrit : « Qui nous attachent l’un l’autre. »
  5. 5. Mme de Marans.
  6. 6. Paul d’Escoubleau, marquis d’Alluye et de Sourdis, gouverneur de la ville d’Orléans, Orléanois et pays chartrain. (Perrin.)
  7. 7. Sans doute la maison que Sanguin avait à Livry, dont il était seigneur et qui n’est pas loin du Génitoy, mais de l’autre côté de la Marne, Voyez la note 9 de la lettre 318. — Sur Sanguin, qui acheta en 1676 la charge de premier maître d’hôtel du Roi, voyez la lettre du 15 avril 1676.
  8. 8. Mme Scarron, gouvernante des enfants, dut être présente à l’entrevue, et c’est elle, dit Walckenaer (tome IV, p. 144), que Mme de Sévigné désigne à la ligne suivante par les mots : une de ses amies.
  9. 9. Terre et château isolé dans la Brie, entre Bussy-Saint-Georges et Jossigny, au sud et tout près de Lagny. On a voulu en rattacher le nom à la naissance du comte de Vexin ; mais cette terre le portait dès le seizième siècle, comme le prouvent des titres de propriété remontant au 25 juillet 1528. C’était une seigneurie dont l’abbé le Beuf donne l’histoire sans interruption depuis le treizième siècle ; à l’époque où il écrivait (en 1754), les Sanguin de Livry la possédaient encore ; d’après lui, le premier et vrai nom était Genestay. Voyez Walckenaer, tome IV, p. 343.
  10. 10. Saint-Simon, tome VIII, p. 355, parle d’un marquis de Renti, frère de la comtesse de Choiseul (voyez plus haut, p. 2, note 5) ; est-ce de sa femme qu’il est ici question ? Saint-Simon dit qu’il laissa un fils.
  11. 11. L’oncle de Mme de Sévigné : voyez la note 16 de la lettre 195.
  12. 12. Françoise de Brancas : voyez la note 6 de la lettre 72.
  13. 13. Ou de Bartillat. C’était un ancien trésorier général de la Reine mère, et un vieil ami d’Arnauld d’Andilly, qui contribua en 1665 au rappel de Pompone (voyez le volume des Mémoires de Coulanges, p. 383). Il avait sans doute quelque emploi à l’Épargne. C’est sa belle-fille dont Mme de Sévigné raconte la triste fin dans la lettre du 24 janvier 1680.
  14. 14. (Louise-) Élisabeth Rouxel, fille du maréchal de Grancey. (Note de Perrin.) — Voyez la note 19 de la lettre 262.
  15. 15. C’est-à-dire qu’elle a quitté la place Royale et qu’elle a loué l’hôtel de Vitry, qui occupait tout l’espace entre la rue Saint-Louis et les Minimes. Il ne reste plus rien de cet hôtel.
  16. 16. Il s’agissoit de la place de premier président du parlement de Provence, vacante par la mort de M. d’Oppède. (Note de Perrin.).