Lettre 280, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 85-89).
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1672

280. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce vendredi 27e mai.

Vous ne devez souhaiter personne pour faire des relations : on ne peut les faire plus agréablement que vous. Je crois de votre Provence toutes les merveilles que vous m’en dites ; mais vous savez très-bien les mettre dans leur jour ; et si le beau pays que vous aurez vu pouvoit vous témoigner les obligations qu’il vous a, je suis assurée qu’il n’y manqueroit pas. Je crois qu’il vous diroit aussi l’étonnement où il doit être de votre dégoût pour ses divines senteurs : jamais il n’a vu personne s’en restaurer sur un panier de fumier. Rien n’est plus extraordinaire que l’état où vous avez été ; et cependant, ma bonne, je le comprends, la chose du monde la plus malsaine, c’est de dormir parmi les odeurs. Enfin trop est trop ; les meilleures choses sont dégoûtantes quand elles sont jetées à la tête. Ah ! le beau sujet de faire des réflexions ! Votre oncle de Sévigné[1] craindra bien pour votre salut, jusqu’à ce qu’il ait compris cette vérité. Vous me disiez l’autre jour un mot admirable là-dessus, qu’il n’y avoit point de délices qui ne perdent ce nom, quand l’abondance et la facilité les accompagnent. Je vous avoue que j’ai une extrême envie de faire cette épreuve ; comment ferez-vous pour me faire voir un petit morceau de vos pays enchantés ?

Je comprends la joie que vous aurez eue de voir Mme de Monaco[2], et la sienne aussi. Hélas ! vous aurez bien causé ; elle ouvre assez son cœur sur les chapitres même les plus délicats. Je serois fort aise si vous me mandiez quelque chose des sujets de votre conversation. Notre d’Hacqueville est ravi que vous ayez fait cette jolie course. Il s’en va en Bretagne ; il a vu votre lettre, et Guitaut[3], et M. de la Rochefoucauld. Ils sont tous très-contents très-contents de votre relation, mais surtout de l’histoire tragique. Elle est contée en perfection : nous avons peur que vous n’ayez tué cette pauvre Diane pour faire un beau dénouement. Nous voulons pourtant vous en croire, et vous remercier d’avoir fait chasser l’amant de votre chambre ; si vous l’eussiez fait jeter dans la mer, vous auriez encore mieux fait : sa barbarie est fort haïssable, et le mauvais goùt de Diane nous console quasi de sa mort ; son âme devroit bien revenir à l’exemple de celle de M. de Bourdeville[4]. Je vous ai mandé sa mort : il ne voulut point se confesser, et envoya tout au diable, et lui après : son corps est en dépôt à Saint-Nicolas ; le peuple s’est mis dans la tête que son âme revient la nuit tout en feu dans l’église ; qu’il crie, qu’il jure, qu’il menace ; et là-dessus ils veulent jeter le corps à la voirie, et assassiner le curé qui l’a reçu. Cette folie est venue à tel point, qu’il a fallu ôter le corps habilement de la chapelle, et faire venir la justice pour défendre de faire insulte au curé. Voilà qui est tout neuf d’hier au matin, mais cela n’est point digne de déchausser votre histoire amoureuse.

Nous attendons demain notre petit Coulanges. Je fus hier lever pour bien de l’argent d’étoffes chez-Gautier[5], pour me faire belle en Provence. Je ne vous ferai nulle honte : vous verrez un peu quels habits je porterai. Je trouvai la plus jolie jupe du monde, à la mode, avec un petit joli manteau ; tout l’univers ne m’empêcheroit pas de vous faire ce petit présent ; et si vous ne voulez point me déplaire au dernier excès, vous me direz que vous en êtes fort aise, et que je suis une bonne femme : voilà le ton qui m’est uniquement agréable.

Je suis très-ennuyée de n’avoir point de lettres de mon fils ; il y a un tel dérangement au commerce de l’armée, qu’on n’en reçoit quasi que par des courriers extraordinaires. Je ne sais nulle nouvelle aujourd’hui ; je hais tant de dire des faussetés, que j’aime mieux ne vous rien dire. Ce que je vous mande est toujours vrai, et vient de bon lieu. Je m’en vais présentement à Livry ; j’y mène ma petite-enfant, et sa nourrice, et tout le petit ménage. Je veux qu’ils respirent cet air de printemps. Je reviens demain, ne pouvant quitter ma tante plus longtemps ; et pour la petite, je l’y laisserai pour quatre ou cinq jours ; je ne puis m’en passer ici : elle me réjouit tous les matins. Il y a si longtemps que je n’ai respiré et marché, qu’il faut que j’aie pitié de moi un moment aussi bien que des autres. Je me prépare tous les jours ; mes habits se font ; mon carrosse est prêt il y a huit jours ; enfin, ma bonne, j’ai un pied en l’air ; et si Dieu nous conserve notre pauvre tante plus longtemps qu’on ne croit, je ferai ce que vous m’avez conseillé, c’est-à-dire, je partirai dans l’espérance de la revoir. La Troche et la d’Escars m’ont aidé à tout choisir, et Gautier sur le tout, qui étoit en ses bonnes humeurs. Faites-lui écrire quelque honnêteté ; il ne faut pas joindre le silence avec le long retardement. Si nous pouvons lui donner quelque chose sur votre pension, nous le ferons ; mais vous devez beaucoup, sans rien compter, parce que je compte moi-même ; c’est pour vous dire que nous aurons peine d’aller jusqu’à lui. Nous verrons ; ne vous mettez en peine de rien.


1672 Écrivez seulement à Monsieur de Laon[6], qui enfin est cardinal ; vous pouvez comprendre sa joie, n’ayant jamais souhaité que cette dignité. Je viens de lui écrire. Je lui mande que vous lui témoignerez votre joie, et que je crois que vous et moi nous l’irons voir à Rome, ou que nous le recevrons en Provence, quand il reviendra, ou que, pour mieux dire, nous nous reverrons tous ici. Adieu, n’espérez pas que je puisse jamais vous aimer plus parfaitement que je fais. Je crains bien qu’étant hors de la portée de toutes les postes, je ne reçoive point de vos lettres dimanche. Ce n’est pas un léger chagrin pour moi.

M. d’Harouys s’en va en Bretagne ; il emmène d’Hacqueville et votre ami Chésières[7], qui désormais sera plus Breton que Parisien. M. de Coulanges revient demain. Le comte des Chapelles[8] m’a écrit de l’armée : il me prie de vous faire cinq cent mille compliments ; il dit qu’hier, je ne sais quel jour c’étoit que son hier, il s’étoit trouvé dans une compagnie de grande conséquence, où votre mérite, votre sagesse, votre beauté, avoient été élevés jusqu’au-dessus des nues, et que même on y avoit compris le goût et l’amitié que vous avez pour moi. Si cette fin est une flatterie, elle m’est si agréable que je la reçois à bras ouverts.


  1. Lettre 280 (revue sur une ancienne copie). — 1. Renaud de Sévigné. Voyez la note 10 de la lettre 255.
  2. 2. Voyez la note 15 de la lettre 153.
  3. 3. Dans le manuscrit : « Votre lettre à Guitaut. »
  4. 4. On lit Bourdeville dans le manuscrit ; mais il s’agit très-probablement ici du vieux Bourdeille, mort à Paris le 8 mai 1672, et dont Mme de Sévigné parle le 13 juin suivant : voyez sa lettre et les notes. On était esprit fort dans cette famille de Brantôme ; le comte de Matha avait poussé loin l’irréligion, et, à en juger par un mot qu’on lui prête au lit de mort, ne dut pas faire une fin plus édifiante que celle de son cousin Bourdeille. Voyez les Mémoires de Retz, tome II, p. 124, et M. Paulin Paris, tome VI. p. 78. de Tallemant des Réaux.
  5. 5. Voyez la note 15 de la lettre 276.
  6. 6. César d’Estrées, qui étoit cardinal in petto de la promotion du mois d’août de l’année 1671, ne fut déclaré qu’en ce temps-là. (Note de Perrin.) — Voyez la note 7 de la lettre 253.
  7. 7. Voyez la note 1 de la lettre 175 et la note 9 de la lettre 191.
  8. 8. Voyez la note 7 de la lettre 193.