Lettre 285, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 108-110).
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1672

285. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 17e juin, à 11 heures du soir.

Aussitôt que j’ai eu envoyé mon paquet, j’ai appris, ma bonne, une triste nouvelle, dont je ne vous dirai pas le détail, parce que je ne le sais pas ; mais je sais qu’au passage de l’Yssel[1], sous les ordres de Monsieur le Prince, M. de Longueville[2] a été tué : cette nouvelle accable. Nous étions chez Mme de la Fayette avec M. de la Rochefoucauld, quand on nous l’a apprise, et en même temps la blessure de M. de Marsillac[3] et la mort du chevalier de Marsillac[4] qui est mort de sa blessure. Enfin cette grêle est tombée sur lui en ma présence. Il a été très-vivement affligé. Ses larmes ont coulé du fond du cœur, et sa fermeté l’a empêché d’éclater.

Après ces nouvelles, je ne me suis pas donné la patience de rien demander. J’ai couru chez Mme de Pompone, qui m’a fait souvenir que mon fils est dans l’armée du Roi, laquelle n’a eu nulle part à l’action. Elle étoit réservée à Monsieur le Prince : on dit qu’il est blessé ; on dit qu’il a passé la rivière dans un petit bateau ; on dit que Nogent a été noyé ; on dit que Guitry est tué ; on dit que M. de Roquelaure[5] et M. de la Feuillade sont blessés, qu’il y en a une infinité qui ont péri en cette rude occasion. Quand je saurai le détail de cette nouvelle, je vous le manderai.

Voilà Guitaut qui m’envoie un gentilhomme qui vient de l’hôtel de Condé : il me dit que Monsieur le Prince a été blessé à la main. M. de Longueville avoit forcé la barrière, où il s’étoit présenté le premier ; il a été aussi le premier tué sur-le-champ[6] ; tout le reste est assez pareil : M. de Guitry noyé, et M. de Nogent aussi[7] ; M. de Marsillac blessé, comme j’ai dit, et une grande quantité d’autres qu’on ne sait pas encore. Mais enfin l’Yssel est passé. Monsieur le Prince l’a passé trois ou quatre fois en bateau, tout paisiblement, donnant ses ordres partout avec ce sang-froid et cette valeur divine que vous connoissez. On assure qu’après cette première difficulté on ne trouve plus d’ennemis : ils sont retirés dans leurs places. La blessure de M. de Marsillac est un coup de mousquet dans l’épaule, et dans la mâchoire, qui n’offense pas l’os. Adieu, ma chère enfant ; j’ai l’esprit un peu hors de sa place, quoique mon fils soit dans l’armée du Roi ; il y aura tant d’occasions que cela fait mourir.



  1. Lettre 285. — 1. C’est-à-dire, au passage du Rhin, dont un bras, comme l’on sait, se nomme l’Yssel (voyez p. 36, note 7). Le passage du fleuve fut opéré un peu au-dessous du point où le Wahal s’en détache, en face du village de Tolhuys, situé sur la rive gauche du bras nommé Rhin ou Leck. « Il y avait là un gué praticable à la cavalerie, si ce n’est qu’au milieu du fleuve, où le courant était plus rapide, il fallait nager l’espace de trente ou quarante pas. » (M. Rousset, Histoire de Louvois, tome I, p. 359.) — L’Yssel fut franchi peu de temps après par ceux des corps français qui n’avaient pas été concentrés sur le Leck.
  2. 2. Voyez la note 7 de la lettre 84.
  3. 3. Le prince de Marsillac, fils aîné de l’auteur des Maximes. Voyez la note 3 de la lettre 109.
  4. 4. Jean-Baptiste de la Rochefoucauld, chevalier de Malte, dit le chevalier de la Rochefoucauld ; il était le quatrième fils du duc. — Dans l’édition de la Haye, il n’est parlé que d’un Marsillac : « Et en même temps la blessure de M. de Marsillac, qui en est mort. » Notre texte est celui de 1725, et de Rouen 1726. Dans les deux éditions de Perrin la phrase est ainsi construite : « J’étois chez Mme de la Fayette quand on vint l’apprendre à M. de la Rochefoucauld, avec la blessure de M. de Marsillac et la mort du chevalier de Marsillac. Cette grêle est, etc. » — Dans la suite de cette lettre il y a de très-grandes différences entre les diverses éditions. Celles de 1725 et de 1726 ont des lacunes assez considérables, qui s’expliquent par l’intention d’abréger en supprimant les répétitions.
  5. 5. Gaston de Roquelaure, fait duc à brevet en 1652, chevalier de l’ordre en 1661, et gouverneur de Guienne en 1676 ; mort en mars 1683, à soixante-huit ans. Sur sa femme, voyez tome I, p. 384, note 7. Sur son caractère et la réputation qu’on lui fit, voyez M. P. Paris, tome V, p. 368 de Tallemant des Réaux. Son fils, plus tard aussi duc à brevet et comme lui « plaisant de profession » (Saint-Simon, tomes I, p. 239, et V, p. 77), s’appelait alors le marquis de Biran.
  6. 6. Voyez les lettres du 20 juin et du 3 juillet suivants. « Tous ces volontaires, dit Louis XIV, … donnèrent d’abord beaucoup d’occupation au prince de Condé pour les retenir ; mais enfin le duc d’Enghien et le duc de Longueville lui échappèrent, et voulurent forcer une barrière pour joindre les ennemis. Le pays n’est que prairies assez basses, fermées de watergans, c’est-à-dire fossés, ou de haies vives, et chaque particulier a sa barrière pour entrer dans son héritage. » Voyez l’Histoire de Louvois par M. Rousset, tome I, p. 527.
  7. 7. Armand de Bautru, comte de Nogent, maréchal de camp et maître de la garde-robe, dont il a été parlé dans la lettre 34 (tome I, p. 403). — Guy de Chaumont de Guitry, pour qui le Roi avait créé la charge de grand maître de la garde-robe. (Saint-Simon, tome VII, p. 190.)