Lettre 290, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 126-128).
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1672

290. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 27e juin.

Ma pauvre tante reçut hier l’extrême-onction. Vous ne vîtes jamais un spectacle plus triste. Elle respire encore, voilà tout ce que je vous puis dire ; vous saurez le reste dans son temps ; mais enfin il est impossible de n’être pas sensiblement touchée de voir finir si cruellement une personne qu’on a toujours aimée et fort honorée. Vous dites là-dessus tout ce qui se peut dire de plus honnête et de plus raisonnable. J’en userai selon vos avis, et après avoir décidé, je vous ferai part de la victoire, et partirai sans avoir les remords et les inquiétudes que je prévoyois : tant il est impossible de ne se pas tromper dans tout ce que l’on pense ! J’avois imaginé que je serois déchirée entre le déplaisir de quitter ma tante et les craintes de la guerre pour mon fils. Dieu a mis ordre à l’un, je rendrai tous mes derniers devoirs ; et le bonheur du Roi a pourvu à l’autre, puisque toute la Hollande se rend sans résistance, et que les députés sont à la cour, comme je vous l’avois mandé l’autre jour[1]. Ainsi, ma fille, défaisons-nous de croire que nous puissions rien penser de juste sur l’avenir ; et considérons seulement le malheur de Mme de Longueville, puisque c’est une chose passée : voilà sur quoi nous pouvons parler. Enfin la guerre n’a été faite que pour tuer son pauvre enfant. Le moment d’après tout se tourne à la paix ; et enfin le Roi n’est plus occupé qu’à recevoir les députés des villes qui se rendent. Il reviendra comte de Hollande[2]. Cette victoire est admirable, et fait voir que rien ne peut résister aux forces et à la conduite de Sa Majesté. Le plus sûr, c’est de l’honorer et de le craindre, et de n’en parler qu’avec admiration.

J’ai vu enfin Mme de Longueville. Le hasard me plaça près de son lit : elle m’en fit approcher encore davantage, et me parla la première ; car pour moi, je ne sais point de paroles dans une telle occasion. Elle me dit qu’elle ne doutoit pas qu’elle ne m’eût fait pitié, que rien ne manquoit à son malheur. Elle me parla de Mme de la Fayette, de M. d’Hacqueville, comme de ceux qui la plaindroient le plus. Elle me parla de mon fils, et de l’amitié que son fils avoit pour lui[3]. Je ne vous dis point mes réponses : elles furent comme elles devoient être ; et, de bonne foi, j’étois si touchée que je ne pouvois pas mal dire ; la foule me chassa. Mais enfin la circonstance de la paix est une sorte d’amertume qui me blesse jusqu’au cœur quand je me mets à sa place. Quand je me tiens à la mienne, j’en loue Dieu, puisqu’elle conserve mon pauvre Sévigné et tous nos amis.

Vous êtes présentement à Grignan. Vous me voulez effrayer de la pensée de ne me point promener, et de n’avoir ni poires, ni pêches ; mais, ma très-aimable, vous y serez peut-être. Et quand je serai lasse de compter vos solives, ne pourrai-je point aller sur vos belles terrasses ? et ne me voulez-vous point donner des figues et des muscats ? Vous avez beau dire que je m’exposerai à la sécheresse du pays ; espérant bien de n’en trouver que là, je prévois seulement une brouillerie entre nous : c’est que vous voudrez que j’aime votre fils plus que votre fille, et je ne crois pas que cela puisse être ; je me suis tellement engagée d’amitié avec cette petite, que je sens un véritable chagrin de ne la pouvoir mener.

M. de la Rochefoucauld est fort en peine de la blessure de M. de Marsillac : il craint que son malheur ne lui donne la gangrène. Je ne sais si vous devez écrire à Mme de Longueville ; je crois qu’oui.

On a fait une assez plaisante folie de la Hollande : c’est une comtesse âgée d’environ cent ans ; elle est bien malade ; elle a autour d’elle quatre médecins : ce sont les rois d’Angleterre, d’Espagne, de France et de Suède. Le roi d’Angleterre lui dit : « Montrez la langue : ah ! la mauvaise langue ! » Le roi de France tient le pouls et dit : « Il faut une grande saignée. » Je ne sais ce que disent les deux autres, car je suis abîmée dans la mort ; mais enfin cela est assez juste et assez plaisant.

Je suis fort aise que vous ne soyez point grosse. Vous serez bientôt remise de tous vos autres maux. Je n’ai pas de foi à votre laideur. J’ai vu deux ou trois Provençaux : j’ai oublié leurs noms ; mais enfin la Provence m’est devenue fort chère ; elle m’a effacé la Bretagne et la Bourgogne : je les méprise.


  1. Lettre 290. — 1. « Ensuite on s’alla camper près d’Utrecht, qui ouvrit ses portes. Pierre Grotius s’y rendit de la part des états (le 22 juin), avec des propositions raisonnables qu’on ne voulut point écouter. » (Mémoires de la Fare, tome LXV, p. 171.)
  2. 2. Le dernier prince qui eût porté ce titre était Philippe II, roi d’Espagne, qui, comme comte de Hollande, était Philippe III. La Hollande avait été érigée en comté par Charles le Chauve, au neuvième siècle.
  3. 3. Ils étaient à peu près de même âge, et c’était sous le duc de Longueville que Sévigné avait fait ses premières armes (en Candie : voyez tome I, p. 525, et la Notice, p. 116).