Lettre 296, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 140-145).
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296. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 8e juillet.

Enfin, ma bonne, vous êtes à Grignan, et vous m’attendez sur votre lit. Pour moi, je suis dans l’agitation du départ, et si je voulois être tout le jour à rêver, je ne vous verrois pas sitôt ; mais je pars, et si je vous écris encore lundi, c’est le bout du monde. Soyez bien paresseuse avant que j’arrive, afin que vous n’ayez plus aucune paresse dans le corps quand j’arriverai. Il est vrai que nos humeurs sont un peu opposées ; mais il y a bien autre chose sur quoi nous sommes de même avis ; et puis, comme vous dites, nos cœurs nous répondent quasi de notre degré de parenté, et vous doivent assurer de n’avoir jamais été prise sous un chou.

J’ai été à Saint-Maur[1] faire mes adieux, sans les faire pourtant ; car sans vanité, la délicatesse de Mme de la Fayette ne peut souffrir sans émotion la perte d’une amie comme moi : je vous dis ce qu’elle dit. J’y fus avec M. de la Rochefoucauld, qui me montra la lettre que vous lui écrivez, qui est très-bien faite : il ne trouve personne qui écrive mieux que vous ; il a raison. Nous causâmes fort en chemin ; nous trouvâmes là Mme du Plessis[2], deux demoiselles de la Rochefoucauld[3], et Gourville, qui avec un coup de baguette nous fit sortir de terre un souper admirable. Mme de la Fayette me retint à coucher. Le lendemain, la Troche et l’abbé Arnauld me vinrent querir ; et me voilà faisant mes paquets.

Je suis ravie d’avoir ramené la petite de Grignan. Elle sera cent fois mieux à Paris, au milieu de toute sorte de secours, près de Mme de Coulanges ; enfin je n’en aurai aucune inquiétude, et j’en saurai deux fois la semaine des nouvelles. Soyez en repos sur ma parole. La nourrice, après l’avoir sevrée, ne la quittera point que je ne sois revenue.

J’ai dit adieu à M. d’Andilly. Je m’en vais courir encore pour mille affaires. Il y a bien longtemps que je n’ai eu le cœur si content.

Mon fils m’a écrit, et me parle comme un homme qui croit avoir fini sa campagne, et attrapé M. de Grignan[4]. Il dit que tout est soumis au Roi, que Grotius[5] est venu pour achever de conclure la paix, et que la seule chose qui soit impossible à Sa Majesté est de trouver des ennemis qui lui résistent ; que s’il revient d’aussi bonne heure qu’on le croit, il viendra nous trouver à Grignan. Il me parle fort de vous ; quand vous lui écrirez, parlez-lui de faire cette jolie équipée. Il a vu le chevalier de Grignan, qui se porte bien, et qui lui a dit qu’il ne m’écrivoit pas souvent ; mais il ne s’est pas vanté qu’il ne m’a pas seulement fait de réponse à un billet que je lui avois écrit. C’est un petit glorieux : on lui pardonne, pourvu qu’il ne soit pas tué.

Il y a un nombre infini de pleureuses de la mort de M. de Longueville, qui rend ridicule le métier. Elles vouloient toutes avoir des conversations avec M. de la Rochefoucauld ; mais lui, qui craint d’être ridicule plus que toutes les choses du monde, il les a fort bien envoyées se consoler ailleurs.

La Marans est abîmée. Il y a dix mois qu’elle n’a vu sa sœur[6] ; elles sont mal ensemble. Elle y fut, il y a trois jours, toute masquée ; et sans aucun préambule, ni se démasquer, quoique sa sœur la reconnût d’abord, elle lui dit en pleurant : « Ma sœur, je viens ici pour vous prier de me dire comme vous étiez quand votre amant mourut. Pleurâtes-vous longtemps ? Ne dormiez-vous point ? Quelque chose vous pesoit-il sur le cœur ? Mon Dieu ! comment faisiez-vous ? Cela est bien cruel ! Parliez-vous à quelqu’un ? Étiez-vous en état de lire ? Sortiez-vous ? Mon Dieu, que cela est triste ! Que fait-on à cela ? » Enfin, ma bonne, vous l’entendez d’ici. Sa sœur lui dit ce qu’elle voulut, et courut conter cette scène à M. de la Rochefoucauld, qui en riroit, s’il pouvoit rire. Pour nous, il est vrai que nous avons trouvé cette folie digne d’elle, et pareille à la belle équipée qu’elle fit, quand elle alla trouver le bonhomme d’Andilly, le croyant le druide Adamas[7], à qui toutes les bergères du Lignon alloient conter leurs histoires et leurs infortunes, et en recevoient une grande consolation. J’ai cru que cette histoire vous divertiroit aussi bien que nous.

Mme de la Fayette vous dit mille tendresses et mille douceurs, que je ne m’amuserai point à vous dire.

Dampierre est très-affiigée ; mais elle cède à Théobon, qui pour la mort de son frère[8] s’est enfermée à nos Sœurs de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine. La Castelnau est consolée ; on lui a dit que M. de Longueville disoit à Ninon : « Mademoiselle, délivrez-moi donc de cette grosse marquise de Castelnau. » Là-dessus elle danse. Pour la marquise d’Uxelles, elle est affligée, comme une honnête et véritable amie. Le petit enfant de M. de Longueville est ce même petit apôtre dont vous avez tant ouï parler ; c’est une des belles histoires de nos jours[9]. Je crois que vous n’oublierez pas d’écrire à ma cousine de la Trousse, dont la douleur et le mérite, à l’égard des soins qu’elle a eus de sa mère, sont au-dessus de toute louange.

Je vous prie, ma bonne, quoi qu’on dise, de faire de l’huile de scorpion[10], afin que nous trouvions en même temps les maux et les médecines. Pour vos cousins, j’en parlois l’autre jour à un Provençal, qui m’assura que ce n’étoient pas les plus importuns[11] que vous eussiez à Grignan, et qu’il y en avoit d’une autre espèce, qui sans vous blesser en trahison, vous faisoient bien plus de mal. Je comprends assez que vous avez présentement un peu de l’air de Mme de Sotenville[12] ; mais bientôt vous aurez à recevoir une compagnie qui vous fera mettre en œuvre le colombier et la garenne, et même la basse-cour. Hélas ! c’est bien pour dire des fadaises[13] que je dis tout cela ; car si vous en mettez un pigeon davantage, nous ne le souffrirons pas : c’est le moyen de faire mourir notre abbé que de le tenter de mangeaille ; votre ordinaire n’est que trop bon. La Mousse[14] a été un peu ébranlé des puces, des punaises, des scorpions, des chemins, et du bruit qu’il trouvera peut-être : tout cela étoit un monstre[15] dont je me suis bien moquée ; et puis dire : « Quelle figure ! hélas ! je ne suis rien ; il y aura tant de monde ; nous, nous ne parlerons point. » Ce sont là des humilités glorieuses. D’Hacqueville reviendra bientôt ; mais il ne me trouvera plus.

J’ai fait faire vos compliments à Mme de Termes[16] ; et pourquoi non ? M. de Vivonne[17] est fort mal de sa blessure, M. de Marsillac pas trop bien de la sienne, et Monsieur le Prince est quasi guéri. Je ne sais point de nouvelles particulières. On assure toujours la paix et la conquête entière de la Hollande. Nimègue fait mine de se défendre, mais on s’en moque. Je vous envoie un joli madrigal et la gazette de Hollande ; j’y trouve l’article des deux sœurs[18] et celui d’Amsterdam fort plaisants. Adieu, ma très-chère enfant ; pensez-vous que je vous aime ?

Eh bien ! ma bonne, n’avois-je pas bien fait de ne pas vous croire la sorte de douleur de la Marans[19] ? Je m’y fusse méprise d’une bonne dizaine[20] dans cette histoire ; mais aussi je n’y voulus pas toucher.

Je vous dirai toujours et à tout moment que je vous adore.


  1. Lettre 296. — 1. Voyez la lettre (de Mme de la Fayette) du 30 juin 1673.
  2. 2. Peut-être Mme du Plessis Guénégaud (veuve le 16 mars 1670, morte à soixante-sept ans, le 10 août 1677) ; mais peut-être aussi celle dont Mme de la Fayette parle dans ses lettres du 30 décembre (voyez la note 2) et du 19 mai suivants.
  3. 3. Il restait à la Rochefoucauld plusieurs sœurs, mais toutes religieuses, et trois filles, qui moururent dans les premières années du dix-huitième siècle.
  4. 4. En échappant aux dangers de la guerre : par sa mort, Mme de Grignan aurait été seule héritière de sa mère.
  5. 5. Ambassadeur de la république de Hollande en France, et conseiller pensionnaire d’Amsterdam. Voyez les notes 1 de la lettre 234 et de la lettre 290. Son nom hollandais est de Groot ; la Gazette l’appelle « M. Groot. » Est-ce Mme de Sévigné ou Perrin qui a ici préféré à la forme hollandaise la forme latine Grotius, sous laquelle, il est vrai, son père et lui sont plus connus ?
  6. 6. Mlle de Montalais.
  7. 7. Personnage de l’Astrée, « prince des Druides de la contrée, homme plein de discrétion et de jugement, à qui nul des secrets de nature ni des vertus des herbes ne peut être caché. » Voyez le tome I de l’Astrée, livre IV, p. 178.
  8. 8. Le comte de Rochefort Théobon. Il avait, en 1652, défendu Villeneuve d’Agen contre l’armée royale. « C’était un gentilhomme protestant qui déjà avait été, en 1650, un des généraux de l’armée bordelaise. Il rentra plus tard au service du Roi… et fut tué, en 1672, au passage du Rhin. » (M. Cousin, Madame de Longueville, tome II, p. 259.) — Sur Mlles  de Théobon et de Dampierre, filles d’honneur, voyez la lettre du 27 novembre 1673.
  9. 9. Voyez la lettre du 20 juin précédent. La légitimation du chevalier de Longueville, bâtard adultérin, fut un acte de courtisan d’Achille de Harlay, procureur général au parlement de Paris. Ce magistrat imagina de faire nommer le père dans les lettres de légitimation, en taisant le nom de la mère. Cette forme passa au parlement sans qu’on en vît d’abord les conséquences, et une fois consacrée par ce précédent, on obtint facilement des lettres semblables pour les six enfants de Mme de Montespan.
  10. 10. Les scorpions sont assez communs en Provence, surtout dans les lieux bas et humides ; et l’huile de scorpion est souveraine, à ce qu’on dit, contre la piqûre de ces insectes. (Note de Perrin.) — Voyez la note 3 de la lettre 210.
  11. 11. Dans l’édition de la Haye (1726) : « Les seuls animaux dangereux. »
  12. 12. Du George Dandin de Molière.
  13. 13. Dans l’édition de la Haye (1726) : « Des sottises. »
  14. 14. Il devait, comme nous l’avons déjà vu, faire le voyage de Grignan avec Mme de Sévigné et l’abbé de Coulanges.
  15. 15. C’est le texte de 1734. Dans l’édition de la Haye : « Tout cela étoit une façon ; » dans celle de 1754 : « Tout cela lui faisoit un monstre. »
  16. 16. Son mari avait été blessé. Voyez la lettre du 19 juin précédent (à Bussy), p. 110, et la note 3 de la lettre 199. — Saint-Simon, parlant de la mort du marquis de Termes en 1704, dit (tome IV, p. 244) : « Il étoit vieux, brouillé avec sa femme, qui étoit fort peu de chose, et ne laissa qu’une fille religieuse, et un frère obscur, connu de personne et qui ne se maria point. »
  17. 17. Dans l’édition de la Haye : « M. de Biron, » au lieu de « M. de Vivonne. »
  18. 18. Mmes  Colonne et Mazarin. Voyez la lettre du 20 juin précédent.
  19. 19. Voyez la note 1 de la lettre 282, et la Notice, p. 116, note 1.
  20. 20. Si j’avais voulu vous défiler tout le chapelet des pleureuses ? Voyez plus haut, p. 142, et les Mémoires de l’abbé Arnauld, tome XXXIV, p. 343 et suivantes. « Jamais mort, dit-il, n’a peut-être tant fait verser de larmes, et de belles larmes, que celle-là. » La fin de la lettre, depuis Eh bien ! n’est que dans l’édition de la Haye ; le texte pourrait bien être altéré.