Lettre 300, 1672 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 154-157).
◄  299
301  ►

1672

300. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Lyon, mercredi 27e juillet.

Si cette date ne vous plaît pas, ma bonne, je ne sais que vous faire. Je reçus hier deux de vos lettres, par Mme de Rochebonne[1], dont la ressemblance me surprit au delà de ce que j’ai jamais vu ; enfin c’est M. de Grignan, qui compose une très-aimable femme. Elle vous adore. Je ne vous dirai pas combien je l’aime, et combien je comprends que vous devez l’aimer. Pour Monsieur son beau-frère[2], c’est un homme qui emporte le cœur : une facilité, une liberté dans l’esprit qui me convient et qui me charme. Je suis logée chez lui. Monsieur l’intendant[3] me vint prendre au sortir du bateau, lundi, avec Madame sa femme et Mme de Coulanges ; je soupai chez eux ; hier j’y dînai ; on me promène, on me montre ; je reçois mille amitiés ; j’en suis honteuse ; je ne sais ce qu’on a à me tant estimer. Je voulois partir demain ; Mme de Coulanges a voulu encore un jour, et a mis à ce prix son voyage de Grignan ; j’ai cru vous faire plaisir de conclure le marché. Je ne partirai donc que vendredi matin ; nous irons coucher à Valence[4]. J’ai de bons patrons[5] ; surtout j’ai prié qu’on ne me donnât pas les vôtres, qui sont de francs coquins[6] : on me recommande comme une princesse. Je serai samedi à une heure après midi à Robinet[7], dit Monsieur le chamarier. Si vous m’y laissez, j’y demeurerai. Je ne vous parlerai point du tout de ma joie. Notre cher abbé se porte bien : c’est à lui que vous devez adresser tous vos compliments ; la Mousse est encore en vie. Nous vous souhaitons, et le cœur me bat quand j’y pense. Mon équipage est venu jusqu’ici sans aucun malheur, ni sans aucune incommodité : hier au soir[8], en menant abreuver mes chevaux, il s’en noya un, de sorte que je n’en ai plus que cinq ; je vous ferai honte, mais ce n’est pas ma faute. On me fait compliment sur cette perte ; je la soutiens en grande âme. Je n’aurai point mon carrosse à ce Robinet ; nous sommes cinq., comptez là-dessus : notre abbé, la Mousse, deux femmes de chambre, et moi. J’ai fait la paix avec M. de Rochebonne ; j’ai reçu Mme de Sennetere[9] ; j’ai été à Pierre-Encise[10] voir F*** prisonnier ; je vais aujourd’hui voir le cabinet de monsieur… et ses antiquailles[11]. Mme de Coulanges me veut persuader de passer ici cet été, qu’il est ridicule d’aller plus loin, et que je vous envoie seulement un compliment : je voudrois que vous lui entendissiez dire ces folies. Elle vous viendra voir, et vous réjouira. Bagnols[12] s’en va à Paris ; vous vous passerez très-bien de sa femme. Je ne laisse pas de faire valoir vos honnêtetés, et je redouble les miennes, quand je vois qu’elle n’a point dessein de venir[13].

Adieu, ma très-chère bonne : je vous ai écrit d’Auxerre.

Votre enfant se porte bien, elle est à Paris au milieu de toutes sortes de secours, et plus à son aise que moi ; j’ai eu bon esprit de la laisser là ; je l’aime, cette petite[14]. Voilà Mme de Rochebonne, je la baise, et je crois baiser son frère, c’est ce qui fait que je ne lui ferai aucune autre amitié. Quelle joie, ma belle Comtesse[15] !


  1. Lettre 300. — 1. Thérèse Adhémar de Monteil, sœur du comte de Grignan. Elle avait épousé Charles de Châteauneuf, comte de Rochebonne, qui fut mestre de camp du régiment de la Reine, puis commandant pour le Roi dans les provinces de Lyon, Forez et Beaujolais. Elle mourut le 21 mai 1719 et son mari au mois de mars 1725. Ils semblent avoir eu une très-nombreuse famille (voyez la lettre du 20 juillet 1689), et cependant cette maison finit avec leurs enfants. Le fils aîné fut tué à Malplaquet (1709) où il commandait le régiment de Villeroi cavalerie. Un de leurs fils fut évêque de Noyon (1708-1731), puis archevêque de Lyon (1731-1740), et un autre successeur du bel abbé sur le siège de Carcassone (1722-1730). Un troisième, chevalier de Malte, périt avec son vaisseau coulé bas par les Turcs (lettre du 19 avril 1707). — Voyez les lettres des 10 et 11 octobre 1673.
  2. 2. Charles de Châteauneuf, chanoine-comte et chamarier de l’église de Saint-Jean de Lyon, frère du comte de Rochebonne. Dans l’édition de la Haye (1726), et dans celle de 1734, on lit « Monsieur son oncle, » au lieu de « Monsieur son beau-frère, » qui est dans l’édition de 1754.
  3. 3. Du Gué Bagnols, père de Mme de Coulanges.
  4. 4. À vingt-cinq lieues de Lyon et à onze de Montélimar.
  5. 5. Dans l’édition de la Haye on a omis le mot patrons, et altéré d’une façon bizarre le reste de la phrase : « J’ai de bons surtouts. J’ai prié qu’on me recommandât comme une princesse. »
  6. 6. Voyez la lettre du 4 mars 1671, tome II, p. 91 et suivantes.
  7. 7. « Le port où l’on débarque pour aller à Grignan. » (Note de Coulanges, dans le manuscrit autographe de ses chansons.) — Robinet est à une lieue de Montélimar, et à cinq grandes lieues de Grignan. Une note de Perrin dit à deux lieues.
  8. 8. Les mots ni sans aucune incommodité et hier au soir manquent dans l’édition de la Haye, la seule de 1726 qui donne cette lettre.
  9. 9. Voyez la note 6 de la lettre 169.
  10. 10. Voyez la note 2 de la lettre 230.
  11. 11. « Il est difficile de deviner le nom de ce prisonnier, » dit Walckenaer, tome IV, p. 198. « Il n’en est pas de même d’un monsieur [M…]. Nul doute qu’il ne soit ici question de M. Mey, riche amateur des beaux-arts, Italien d’origine, dont les étrangers qui passaient à Lyon allaient visiter la maison, située à la montée des Capucins, célèbre par sa belle vue, la magnifique collection de tableaux et les beaux objets d’antiquité qu’elle renfermait. On y admirait surtout alors ce beau disque antique en argent connu sous le nom de bouclier de Scipion, qui fut acheté par Louis XIV après la mort de M. Mey, et qui est aujourd’hui un des ornements du cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, » (Même tome, p. 199.)
  12. 12. Le nouveau beau-frère de Mme de Coulanges. Voyez la note 3 de la lettre 114.
  13. 13. Dans les éditions de Perrin : « Qu’elle n’a nul dessein de venir à Grignan. »
  14. 14. Les mots : « je l’aime, cette petite, » manquent dans l’édition de la Haye (1726).
  15. 15. Dans les éditions de Perrin : « Quelle joie (1734), ah ! quelle joie (1754), d’aller à vous, ma belle Comtesse ! »