Lettre 321, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 203-207).
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1673

321. — DE MADAME DE LA FAYETTE À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, le 26e mai.

Si je n’avois la migraine, je vous rendrois compte de mon voyage de Chantilly, et je vous dirois que de tous les lieux que le soleil éclaire, il n’y en a point un pareil à celui-là. Nous n’y avons pas eu un trop beau temps ; mais la beauté de la chasse dans des carrosses vitrés[1] a suppléé à ce qui nous manquoit. Nous y avons été cinq ou six jours ; nous vous y avons extrêmement souhaitée, non seulement par amitié, mais parce que vous êtes plus digne que personne du monde d’admirer ces beautés-là.

J’ai trouvé ici à mon retour deux de vos lettres. Je ne pus faire achever celle-ci vendredi, et je ne puis l’achever moi-même aujourd’hui, dont je suis bien fâchée ; car il me semble qu’il y a longtemps que je n’ai causé avec vous. Pour répondre à vos questions, je vous dirai que Mme de Brissac[2] est toujours à l’hôtel de Conti[3], environnée de peu d’amants, et d’amants peu propres à faire du bruit, de sorte qu’elle n’a pas grand besoin du manteau de sainte Ursule[4]. Le premier président de Bourdeaux est amoureux d’elle comme un fou ; il est vrai que ce n’est pas d’ailleurs une tête bien timbrée. Monsieur le Premier[5] et ses enfants sont aussi fort assidus auprès d’elle. M. de Montaigu ne l’a, je crois, point vue de ce voyage-ci, de peur de déplaire à Mme de Northumberland, qui part aujourd’hui ; Montaigu l’a devancée de deux jours : tout cela ne laisse pas douter qu’il ne l’épouse. Mme de Brissac joue toujours la désolée, et affecte une très-grande négligence. La comtesse du Plessis[6] a servi de dame d’honneur deux jours avant que Monsieur soit parti[7] ; sa belle-mère n’y avoit pas voulu consentir auparavant. Elle n’égratigne point Mme de Monaco[8] ; je crois qu’elle se fait justice, et qu’elle trouve que la seconde place de chez Madame est assez bonne pour la femme de Clérembault : elle le sera assurément dans un mois, si elle ne l’est déjà.

Nous allons dîner à Livry[9], M. de la Rochefoucauld, Morangis[10], Coulanges et moi. C’est une chose qui me paroît bien étrange d’aller dîner à Livry, et que ce ne soit pas avec vous. L’abbé Têtu est allé à Fontevrault ; je suis trompée, s’il n’eût mieux fait de n’y pas aller, et si ce voyage-là ne déplaît à des gens à qui il est bon de ne pas déplaire[11].

L’on dit que Mme de Montespan est demeurée à Gourtray[12].

Je reçois une petite lettre de vous ; si vous n’avez pas reçu des miennes, c’est que j’ai bien eu des tracas : je vous conterai mes raisons quand vous serez ici. Monsieur le Duc s’ennuie beaucoup à Utrecht ; les femmes y sont horribles. Voici un petit conte sur son sujet : il se familiarisoit avec une jeune femme de ce pays-là, pour se désennuyer apparemment ; et comme les familiarités étoient sans doute un peu grandes, elle lui dit : « Pour Dieu, Monseigneur, Votre Altesse a la bonté d’être trop insolente. » C’est Briolle[13] qui m’a écrit cela ; j’ai jugé que vous en seriez charmée comme moi. Adieu, ma belle ; je suis toute à vous assurément.


  1. Lettre 321. — 1. Les carrosses sous Henri IV, et même sous Louis XIII, n’étaient fermés que par des rideaux et des mantelets. L’usage des glaces aux portières vint d’Italie ; Bassompierre l’apporta en France. Voyez Bullet, Dissertations, Paris, Moutard, 1771, in-12, p. 336 et 337.
  2. 2. Gabrielle-Louise de Saint-Simon, duchesse de Brissac. Voyez tome II, p. 23, note 9, et la lettre (de Mme de Villars) du 25 août 1673. — Au sujet de sa désolation depuis la mort du duc de Longueville (il en est parlé un peu plus bas), on peut voir une curieuse anecdote dans les Mémoires de l’abbé Arnauld, tome XXXIV, p. 344-346.
  3. 3. L’ancien hôtel de Nevers, acheté en 1670 par le prince de Conti. Voyez tome I, p. 455, et la note de Walckenaer, tome II, p. 498.
  4. 4. Pour les cacher. — On représente souvent sainte Ursule couvrant de son manteau plusieurs personnes, qui figurent ou de pieux chrétiens ou peut-être les compagnes de son martyre. Voyez le Dictionnaire iconographique des figures, légendes et actes des saints, par M. Guénebault, et comparez la lettre du 19 novembre suivant. — Le premier président de Bordeaux était Arnauld de Pontac, qui avait épousé une sœur du malheureux de Thou. En 1673, il était âgé de plus de soixante ans. Il se démit volontairement de sa charge et eut pour successeur, au mois d’août de cette année, son gendre, le sieur d’Aulède. Il mourut en 1681, à l’âge de quatre-vingt-un ans.
  5. 5. Henri de Beringhen, premier écuyer du Roi. Voyez la note 3 de la lettre 160, tome II, p. 185. Il avait, outre deux filles qui furent religieuses, deux fils : Henri, l’aîné, marquis de Beringhen, tué l’année suivante devant Besançon, et Jacques-Louis, né en 1651, mort en 1723, alors chevalier de Malte, qui épousa (1677) une fille du duc d’Aumont, succéda à la charge de son père (1792) et fut sous la Régence du conseil des affaires du dedans. Sur l’honorable caractère de Jacques-Louis, sa faveur auprès du Roi et du Dauphin, son enlèvement sur le pont de Sèvres par un parti ennemi en 1707, voyez Saint-Simon, tomes IX, p. 352, XIII, p. 155, XIX, p. 449, V, p. 373 et suivantes. Il fut membre honoraire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et laissa une très-belle collection d’estampes dont s’augmenta le cabinet du Roi : « elle en est encore aujourd’hui, dit M. P. Paris (tome III, p. 384 de Tallemant des Réaux), l’un des principaux ornements. »
  6. 6. Colombe le Charron, femme de César, duc de Choiseul, maréchal du Plessis, première dame d’honneur de Madame. Sa belle-fille, la comtesse du Plessis (voyez la note 14 de la lettre 310), avait la survivance de cette charge.
  7. 7. Monsieur partit de Saint-Cloud, le 18 mai, à cinq heures du matin, pour aller retrouver le Roi. Voyez la Gazette du 20 mai.
  8. 8. « Mme de Monaco est surintendante de la maison de Madame, écrit la comtesse de la Roche à Bussy, le 8 avril 1673. Cela ne fera pas plaisir à votre cousine, car la dame d’honneur marche après la surintendante. » Cette cousine est la comtesse du Plessis, peu après femme de Clérembault.
  9. 9. « Sanguin, seigneur de Livry, dont la terre fut par la suite érigée en marquisat, possédait au milieu de la forêt un très-beau château. Ce fut à n’en pas douter chez ce personnage que se rendirent tous ces amis de Mme de Sévigné. Ils durent penser au temps où, jeunes, ils l’avaient vue dans ce même château, sous ces mêmes ombrages, avec son poëte Sanguin de Saint-Pavin. Cette même année (1673) la fête de Livry fut célébrée ; on rendit le pain bénit (Mme de Coulanges donna le pain bénit à Notre-Dame des Anges dans la forêt), et sur ce sujet l’intarissable Coulanges chanta pendant le repas une longue chanson, intitulée le Pain bénit de Livry, qu’il avait composée sur l’air populaire Allons-nous à quatre (lisez, conformément à la copie autographe de Coulanges : « Buvons à nous quatre » ). Il y parle de Mme de Sévigné, de son absence. » (Walckenaer, tome IV, p. 276.) La fête patronale de Livry était le 15 août, jour de l’Assomption ; cette date est clairement indiquée dans un couplet où Coulanges parle de Mme de Sévigné (partie le 13 juillet de l’année précédente) :
    Certaine marquise,
    Qu’on voyoit tant autrefois,

    Où s’est-elle mise
    Depuis treize mois ?

    — Sur les Sanguin de Livry, voyez la Notice, p. 27 et 272, et les lettres du 4 mai précédent et du 15 avril 1676.

  10. 10. Antoine de Barillon de Morangis, frère de Barillon l’ambassadeur, du « saint et savant évêque » de Luçon, et de Mme de Chastellux (voyez les notes 23, p. 119 du tome II, et 2 de la lettre 338). Il porta d’abord le nom de Barillon Châtillon, puis celui de son oncle Barillon de Morangis, conseiller d’État, dont il fut l’héritier (1672). Il avait été reçu en 1652 conseiller au parlement, et était maître des requêtes depuis 1672. « . Barillon Châtillon ne manque pas d’esprit. Peu appliqué au Palais, sans intérêts, donnant tout à la cour. Précieux ami des comtesses (de Fiesque et de Frontenac ? ), ne visitant que les grands et son frère maître des requêtes (l’ambassadeur), M. de Morangis son oncle, dont il dépend comme son héritier. À médiocre crédit dans sa chambre, pour un peu de vanité et de fumée qu’il a. » (Note secrète de 1661, citée par M. P. Paris, tome V, p. 245 de Tallemant des Réaux.)
  11. 11. Voyez la note 13 de la p. 215 du tome II.
  12. 12. Le Roi y était arrivé avec la Reine le 15 mai. Mais, dit Mademoiselle (tome IV, p. 335, 336), « la Reine alla (le 23 mai, de Courtray) à Tournay, où on demeura durant le siège de Maestricht… Mme de Montespan étoit à Tournay ; elle logeoit à la citadelle (elle y accoucha le 1er juin de Mademoiselle de Nantes), et ne vit la Reine que deux jours avant que de partir. La duchesse [de la Vallière] logeoit chez la Reine à son appartement ordinaire. »
  13. 13. Le comte de Briord, vulgairement appelé Briolle (comme dit une note du Recueil Maurepas, tome III, p. 342 ; voyez aussi la Table de la Gazette), fut premier écuyer de Monsieur le Duc, ambassadeur à Turin en 1697, à la Haye en 1699, et conseiller d’État d’épée en 1701. Il mourut en 1703. « C’étoit un très-homme d’honneur et de valeur, qui avoit du sens, quelque esprit, et beaucoup d’amis. » (Saint-Simon, tome IV, p. 217.)