Lettre 328, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 224-229).
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1673

328. — DE LA MARQUISE DE VILLARS[1] À MADAME DE SÉVIGNÉ.

De Paris, le 25e août 1673.

J’ai reçu votre lettre du 16e de ce mois ; je vois que les miennes ne vous sont pas trop régulièrement rendues. Je me méfie de ces jeunes abbés ; si je le rencontre sur mon chemin, je prendrai la liberté de lui demander ce que l’on en fait chez lui. Il y a un homme à qui mes gens parlent, qui les assure qu’on ne manque point de les bailler le soir à son maître[2] ; mais venons aux nouvelles.

Qui ne croiroit que dans cette grande conjoncture d’affaires, l’on en auroit mille à écrire ? Cependant il faudroit avoir perdu le sens pour s’imaginer en savoir aucune vraie, et il y a un an que j’entends toujours dire ce que l’on dit à présent, qui est qu’avant qu’il soit trois semaines l’on saura précisément à quoi l’on s’en doit tenir de la paix ou de la guerre. À l’heure qu’il est, l’on n’est pas reçu à douter que dans quinze jours tout sera éclairci.

Leurs Majestés partent demain pour Brisac[3] ; elles marcheront sept jours. Le temps du séjour est incertain ; on dit pourtant quinze jours. Nos enfants[4] cependant sont vers Andernach[5], dans des pays affreux. Notre honnête homme écrit qu’il y a des endroits fort propres à rêver : je pense qu’il y trouvera des pensées bien amoureuses et d’une grande constance. Il mande à Mlle de Lestrange[6] que si elle et la Comtesse[7] ne lui écrivent, il s’en plaindra aux arbres et aux rochers. S’il se plaint à Écho, je crains bien que, pour prête qu’elle puisse être à lui répondre, il n’ait oublié ce qu’il lui aura dit, et ne traite de galimatias ce que la pauvre nymphe lui aura répondu, car c’est un petit fripon. Mais pour la Fare, c’est la merveille de nos jours : il est encore venu faire un voyage ici pour admirer la laideur de sa dame[8].

Parlons des louanges du Roi : les miennes sont plaisantes au prix de celles de Brancas. Il a écrit une relation, en forme de lettre, à M. de Villars[9], du siège de Maestricht et de tout ce qu’a fait le Roi notre maître. Il n’y a rien de mieux écrit. Le Roi l’a lue et en a été très-content : il a raison, cela est très-beau. Il décrit les belles et grandes qualités du Roi d’une manière galante et solide. C’est pour faire mourir les Espagnols d’envie ou d’amour pour un tel prince. M. de Villars la fera traduire en leur langue. Je lui manderai qu’il nous la renvoie[10].

Que ce que vous me mandez de Brancas est aimable et spirituellement dit ! je le lui enverrai ; il en rira de bon cœur ; et le pauvre homme a besoin de quelque chose qui le réjouisse, car il me mande qu’il est bien chagrin. Il m’a écrit en m’envoyant cette lettre, qui est comme un livre. Sa fille, la princesse[11], s’est jetée dans la dévotion, je dis jetée tête première. Il faut dire la vérité : elle fait de très-belles et bonnes choses ; il n’est pas le moins question du monde, de beauté et d’ajustement. Elle prie, elle jeûne, elle va à l’Hôtel-Dieu, aux prisons, et paroît véritablement touchée.

Pour Mme de Marans[12], j’ai voulu voir cette grande vision : je ne juge point des dévotions de personne, mais l’absorbée retraite de cette créature me convainc beaucoup. Je l’ai vue et entretenue longtemps : toutes les bagatelles et les incertitudes de son esprit en sont entièrement bannies ; il ne lui reste donc que de l’esprit, qui ne la fait parler ni trop, ni trop peu, lui fait juger du passé, du présent et de l’avenir, avec raison et tranquillité ; ne souhaitant chose au monde ; se trouvant à merveille dans le plus vilain et le plus éloigné quartier de Paris (sa chambre lui plaît) ; s’occupant avec joie de la lecture de quelque ouvrage ; allant à pied à la paroisse, où elle borne toutes ses dévotions, sans chercher ici et là les directeurs et prédicateurs de réputation. Si cela ne vous plaît et ne vous touche, je ne sais ce qu’il vous faut.

Pour Mme de Meckelbourg, il est bien vrai qu’elle loge dans la vraie petite chambre de Mme de Longueville[13]. Mme de Brissac couche bien aussi dans celle où est morte Mme la princesse de Conti[14]. Je crois que leur intérieur est saint.

Mme de Longueville est à la campagne il y a un mois ou six semaines. J’ai beau voir de bonnes gens, vous ne me perdrez point de vue ; peut-être vous faudroit-il baisser pour me donner la main ; jamais je n’ai vu si peu avancer que je fais en dévotion.

J’ai fait vos compliments à Mme de Noailles[15] ; son voyage d’Auvergne, depuis deux jours, est devenu incertain. Mille amitiés à M.  et à Mme de Grignan. Venez tous à Paris. J’oublie à vous dire que Mme de Noailles m’a chargée de mille choses pour vous trois. Bonsoir, ma chère Madame.


Monsieur et Madame partent lundi pour Villers-Cotterets[16] ; ils seroient partis il y a cinq ou six jours, sans que Mme de Monaco a été malade[17]. M.  de Vivonne l’est considérablement à Nancy[18]. Il lui a fallu faire une incision depuis l’épaule jusqu’au coude.

J’ai eu des lettres de Madrid, du 9e de ce mois, où malgré la haine que l’on a pour notre nation, l’on y conserve beaucoup d’amitié et de considération pour M.  de Villars. On lui a donné, au lieu du marquis de las Fuentes, qui est mort, et qui étoit le ministre avec lequel il traitoit

les affaires, le duc d’Albuquerque[19]. Il s’ennuie autant qu’un honnête homme se peut ennuyer dans un tel pays, surtout depuis toutes les incertitudes de paix et de guerre.

Suscription : Pour Madame la marquise de Sévigné.[20]

    Mademoiselle, tome IV, p. 338 et suivantes. La cour, après un long séjour à Nancy, en partit le 24 août pour l’Alsace ; elle se dirigea par Saint-Dié, Sainte-Marie aux Mines, Colmar, dont le Roi fit raser les fortifications et désarmer les bourgeois, vers Brisach en Brisgau, où elle arriva le 31 août et resta jusqu’au 2 septembre.

  1. LETTRE 328. — 1. Voyez la note 3 de la lettre 132.
  2. 2. Mme de Villars remettait sans doute ses lettres chez l’abbé de Grignan, qui les faisait passer en Provence.
  3. 3. Voyez la relation de tout le voyage dans les Mémoires de
  4. 4. Louis-Hector de Villars, maréchal en 1702, qu’elle appelle deux lignes plus bas : « notre honnête homme ; » et Charles de Sévigné.
  5. 5. Un des plus beaux sites du Rhin, sur la rive gauche, à trois lieues au-dessous de Coblentz. — « Maestricht pris, la campagne fut finie pour le Roi : il sépara ses troupes en plusieurs corps ; il en envoya dans le pays de Trèves pour joindre M. de Turenne. » (La Fare, tome LXV, p. 189.) — Trèves fut occupé par le marquis de Rochefort le 2 septembre, après huit jours de tranchée ouverte. Voyez l'Histoire de Louvois de M. Rousset, tome I, p. 471 et suivante, et la note 7 de la lettre 348.
  6. 6. Henriette-Bibiane de Senneterre, appelée Mlle de Lestrange, sœur du marquis de Senneterre, assassiné en 1671 (voyez tome II, p. 400, note 3). C’était une amie de Mme de Coulanges et de Mme de Noailles, chez qui elle mourut, à Chàlons, en 1694 : voyez la lettre de Mme de Coulanges du 10 décembre 1694.
  7. 7. La comtesse de Fiesque.
  8. 8. Voyez la note 6 de la lettre 320.
  9. 9. Le mari de l’auteur de la lettre. Le marquis de Villars, Orondate (voyez la lettre du 20 mars 1673), était ambassadeur en Espagne depuis 1671 (voyez tome H, p. 191 et 544).
  10. 10. Cette relation ne paraît pas avoir été imprimée. Au moins, n’en est-il fait aucune mention dans la Bibliothèque historique du P. le Long, ni dans le recueil des lettres pour servir à l’histoire militaire de Louis XIV.
  11. 11. Voyez la lettre de Mme de Coulanges du 26 décembre 1672.
  12. 12. Voyez la lettre de Mme de la Fayette du 30 décembre précédent, les notes 4 de la lettre 131 et de la lettre 151, et sur le vilain quartier, dont il est question un peu plus bas, la note 7 de cette dernière lettre. — Malgré ses anciens griefs, Mme de Sévigné la vit à son retour et l’embrassa tendrement : voyez la lettre du 15 janvier 1674.
  13. 13. Le 10 juillet précédent Mme de Scudéry écrit à Bussy : « Je vis hier Mme de Meckelbourg à l’hôtel de Longueville. Il y avoit nombreuse compagnie d’hommes et de femmes, et pour elle, elle étoit sur un lit de gaze bleue et blanche, en vérité plus charmante que tout ce qu’il y a de plus jeune à la cour. »
  14. 14. Il semble qu’elle avait été attachée à la maison de la sainte princesse de Conti (voyez les lettres du 5 février 1672, et de 26 mai 1673). Sur sa coquetterie voyez les lettres du 26 mai et du 11 juin 1676.
  15. 15. La femme du premier duc de Noailles (voyez tome I, p. 491, note 4) : Louise Boyer, fille d’Antoine seigneur de Sainte-Geneviève des Bois, de Villemoisson, etc., conseiller du Roi ; ancienne dame d’atour de la reine Anne ; morte à soixante-six ans le 22 mai 1697, vingt ans après son mari, qu’elle avait épousé le 1er janvier 1646. « C’étoit une femme d’esprit, extrêmement bien avec le Roi et la Reine, d’une vertu aimable, et toute sa vie dans la piété, quoique enfoncée dans la cour et dans le plus grand monde. Elle s’appeloit Boyer et n’étoit rien. Sa mère étoit Wignacourt, nièce et petitenièce des deux grands maîtres de Malte de ce nom. Dès qu’elle fut veuve (1678), elle se retira peu à peu du monde, et bientôt après à Châlons auprès de son fils (l’évêque ; archevêque de Paris en 1695, cardinal en 1700), dont elle fit son directeur, et à qui tous les soirs de sa vie elle se confessoit avant de s’aller coucher. Elle l’avoit suivi à Paris et elle y mourut dans l’archevêché, très-saintement, comme elle avoit vécu. » (Saint-Simon, tome I, p. 438, 439.) — Le duc de Noailles était lieutenant général en Auvergne.
  16. 16. Villers-Cotterets, bourg du Valois dans la forêt de Retz (Aisne). Le duc d’Orléans, duc de Valois, y avait un château.
  17. 17. Elle était surintendante de la maison de Madame.
  18. 18. Où il avait suivi la cour. Voyez la note 3.
  19. 19. Le VIIIe duc d’Albuquerque fut François-Fernandez de la Cueva, mort en août 1676. Voyez sur cette maison Saint-Simon, tome XVIII, p. 367 et suivantes.
  20. 20. La lettre porte deux cachets noirs, aux armes de Villars et de Bellefonds, sur lacs de soie de couleur cerise.