Lettre 370, 1674 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 369-374).
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1674

370. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CORBINELLI À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 15e janvier.
de madame de sévigné.

J’allai donc dîner samedi chez M. de Pompone, comme je vous avois dit ; et puis, jusqu’à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers de la Poétique de Despréaux. D’Hacqueville y étoit ; nous parlâmes deux ou trois fois du plaisir que j’aurois de vous la voir entendre. M. de Pompone se souvient d’un jour que vous étiez petite fille chez mon oncle de Sévigné[1]. Vous étiez derrière une vitre avec votre frère, plus belle, dit-il, qu’un ange ; vous disiez que vous étiez prisonnière, que vous étiez une princesse chassée de chez son père. Votre frère était beau comme vous : vous aviez neuf ans. Il me fit souvenir de cette journée[2] ; il n’a jamais oublié aucun moment où il vous ait vue. Il se fait un plaisir[3] de vous revoir, qui me paroît le plus obligeant du monde. Je vous avoue, ma très-aimable chère, que je couve une grande joie ; mais elle n’éclatera point que je ne sache votre résolution.

M. de Villars est arrivé d’Espagne[4] ; il nous a conté mille choses des Espagnoles, fort amusantes.

Mais enfin, ma très-chère, j’ai vu la Marans dans sa cellule ; je disois autrefois dans sa loge. Je la trouvai fort négligée ; pas un cheveu ; une cornette de vieux point de Venise, un mouchoir noir, un manteau gris effacé, une vieille jupe. Elle fut aise de me voir ; nous nous embrassâmes tendrement ; elle n’est pas fort changée : nous parlâmes de vous d’abord ; elle vous aime autant que jamais, et me paroît si humiliée, qu’il n’y a pas moyen de ne la pas aimer. Nous parlâmes de sa dévotion ; elle me dit qu’il étoit vrai que Dieu lui avoit fait des grâces, dont elle a une sensible reconnoissance. Ces grâces ne sont rien du tout qu’une grande foi, un tendre amour de Dieu, et une horreur pour le monde : tout cela joint à une si grande défiance d’elle-même et de ses foiblesses, qu’elle est persuadée que si elle prenoit l’air un moment, cette grâce si divine s’évaporeroit. Je trouvai que c’étoit une fiole d’essence qu’elle conservoit chèrement[5] dans la solitude : elle croit que le monde lui feroit perdre cette liqueur précieuse, et même elle craint le tracas de la dévotion. Mme de Schomberg dit qu’elle est une vagabonde au prix de la Marans. Cette humeur sauvage que vous connoissiez s’est tournée en retraite[6] ; le tempérament ne se change pas. Elle n’a pas même la folie, si commune à toutes les femmes, d’aimer leur confesseur : elle n’aime point cette liaison ; elle ne lui parle qu’à confesse. Elle va à pied à sa paroisse, et lit tous nos bons livres ; elle travaille, elle prie Dieu ; ses heures sont réglées ; elle mange quasi toujours dans sa chambre ; elle voit Mme de Schomberg à de certaines heures ; elle hait autant les nouvelles du monde qu’elle les aimoit ; elle excuse autant son prochain qu’elle l’accusoit ; elle aime autant Dieu qu’elle aimoit le monde[7]. Nous rîmes fort de ses manières passées : nous les tournâmes en ridicule. Elle n’a point le style des sœurs colettes[8] ; elle parle fort sincèrement et fort agréablement de son état. J’y fus deux heures ; on ne s’ennuie point avec elle ; elle se mortifie de ce plaisir, mais c’est sans affectation : enfin elle est bien plus aimable qu’elle n’étoit. Je ne pense pas, ma fille, que vous vous plaigniez que je ne vous mande pas des détails.


Je reçois tout présentement, ma chère enfant, votre lettre du 7e. Je vous avoue qu’elle me comble d’une joie si vive, qu’à peine mon cœur, que vous connoissez, la peut contenir. Il est sensible à tout, et je le haïrois, s’il étoit pour mes intérêts comme il est pour les vôtres. Enfin, ma fille, vous venez : c’est tout ce que je desirois le plus ; mais je m’en vais vous dire à mon tour une chose assez raisonnable : c’est que je vous jure et vous proteste devant Dieu que si M. de la Garde n’avoit trouvé votre voyage nécessaire, et qu’il ne le fût pas en effet pour vos affaires, jamais je n’aurois mis en compte, au moins pour cette année, le desir de vous voir, ni ce que vous devez à la tendresse infinie que j’ai pour vous. Je sais la réduire à la droite raison, quoi qu’il m’en coûte ; et j’ai quelquefois de la force dans ma foiblesse, comme ceux qui sont les plus philosophes. Après cette déclaration sincère, je vous avoue que je suis pénétrée de joie, et que la raison se rencontrant avec mes desirs, je suis à l’heure que je vous écris parfaitement contente ; et je ne vais être occupée qu’à vous bien recevoir. Savez-vous bien que la chose la plus nécessaire, après vous et M. de Grignan, ce seroit d’amener Monsieur le Coadjuteur ? Peut-être n’aurez-vous pas toujours la Garde ; et s’il vous manque, vous savez que M. de Grignan n’est pas sur ses intérêts comme sur ceux du Roi son maître : il a une religion et un zèle pour ceux-ci qui ne se peut comparer qu’à la négligence qu’il a pour les siens. Quand il veut prendre la peine de parler, il fait très-bien ; personne ne peut tenir sa place : c’est ce qui fait que nous le souhaitons. Vous n’êtes point sur le pied de Mme de Cauvisson[9], pour agir toute seule : il vous faut encore huit ou dix années ; mais M. de Grignan, vous et Monsieur le Coadjuteur, voilà ce qui seroit d’une utilité admirable. Le cardinal de Retz arrive ; il sera ravi de vous voir. Au reste, ne nous faites point de bravoure ridicule ; ne nous donnez point d’un pont d’Avignon ni d’une montagne de Tarare[10] ; venez sagement ; c’est à M. de Grignan que je recommande cette barque ; c’est lui qui m’en répondra. J’écris à Monsieur le Coadjuteur, pour le conjurer de venir : il nous facilitera l’audience de deux ministres ; il soutiendra l’intérêt de son frère. Monsieur le Coadjuteur est hardi, il est heureux ; vous vous donnez de la considération les uns aux autres. Je parlerois d’ici à demain là-dessus : j’en écris à Monsieur l’Archevêque : gagnez cela sur le Coadjuteur, et lui faites tenir ma lettre.

Monsieur le Prince revient de trente lieues d’ici. M. de Turenne n’est point parti. M. de Monterey s’est retiré. M. de Luxembourg est dégagé[11]. Mon fils sera ici dans deux jours.

On a volé dans la chapelle de Saint-Germain, depuis vingt-quatre heures, la lampe d’argent de sept mille francs, six chandeliers plus hauts que moi : voilà une extrême insolence. On a trouvé des cordes du côté de la tribune de Mme de Richelieu. On ne comprend pas comme cela s’est pu faire : il y a des gardes qui vont et viennent, et tournent toute la nuit.

Savez-vous bien que l’on parle de la paix ? M. de Chaulnes arrive de Bretagne, et repart pour Cologne[12].

de corbinelli.

Mademoiselle de Méri ne peut pas encore vous écrire. Le rhume l’accable, et je lui ai promis de vous le mander. Venez, Madame, tous vos amis font des cris de joie, et vous préparent un triomphe. M. de Coulanges et moi, nous songeons aux couplets qui l’accompagneront[13].


  1. Lettre 370. — 1. Renaud de Sévigné. Voyez tome II, p. 523, note 10.
  2. 2. Voyez la Notice, p. 88 et suivante.
  3. 3. C’est le texte de 1754. Dans sa première édition, Perrin avait remplacé les derniers mots de la phrase : « qui me paraît le plus obligeant du monde, » par l’adjectif extrême placé après plaisir.
  4. 4. « Le 12 de ce mois, dit la Gazette, sous la rubrique de Saint-Germain en Laye le 19 janvier 1674, le marquis de Villars retourna ici de son ambassade d’Espagne et fut accueilli très-favorablement du Roi. »
  5. 5. Cet adverbe manque dans la première édition (1734).
  6. 6. « S’est tournée en passion pour la retraite. » (Édition de 1754.)
  7. 7. « Elle aime autant le Créateur. qu’elle aimoit la créature. » (Édition de 1754.)
  8. 8. D’après le Complément du Dictionnaire de l’Académie, le mot colette désigne proprement les religieuses de Sainte-Claire qui ne sont point cloîtrées. Ici le mot rappelle le sens du masculin « petit collet, » qu’on disait d’un homme qui s’était mis dans la réforme, dans la dévotion, et en mauvaise part d’un hypocrite qui affectait des manières modestes.
  9. 9. Madeleine de l’Isle, sœur d’un marquis de Marivaux (tué à Senef), et d’un autre dont il est question dans la lettre du 1er  juillet 1676, mariée en 1661 à Jean-Louis Louvet de Murat Nogaret, marquis de Cauvisson, lieutenant de Roi au gouvernement de Languedoc.
  10. 10. Voyez tome II, p. 80, et 92 et suivante. — Ce passage, depuis Au reste, manque dans l’édition de 1754 ; il y est remplacé par ces mots : « Ma fille. quelle ioie ! mais sur toute chose, venez sagement. »
  11. 11. Le comte de Monterey, s’étant vu obligé de mettre ses troupes en quartier d’hiver, était retourné à Bruxelles, et le duc de Luxembourg avait ramené son armée à Tongres en très-bon ordre, et de là s’était rendu à Charleroi, d’où il se préparait à partir pour la cour. Voyez la Gazette du 20 janvier.
  12. 12. C’est seulement à la date du 21 janvier que la Gazette annonce l’arrivée du duc de Chaulnes à Saint-Germain. « Il se prépare, ajoute-t-elle, à retourner bientôt à Cologne. »
  13. 13. On lit cette apostille de Corbinelli dans la première édition de Perrin (1734) ; mais il l’a omise dans sa seconde (1754)