Lettre 385, 1674 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 414-416).
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1674

385. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE MADAME DE GRIGNAN AU COMTE DE BUSSY RABUTIN.

Quinze jours après que j’eus écrit ces lettres, je reçus celle-ci de Mme de Sévigné.
À Paris, ce 5e septembre 1674.
de madame de sévigné.

Votre médecin, qui dit que mon mal sont des vapeurs, et vous qui me proposez le moyen d’en guérir, n’êtes pas les premiers qui m’avez conseillé de me mettre dans les remèdes spécifiques ; mais la raison de n’avoir point eu de précaution pour prévenir ces vapeurs m’empêchera d’en guérir[1] 1674

Le désintéressement dont vous voulez que je vous loue dans le conseil que vous me donnez n’est pas si estimable qu’il l’auroit été du temps de notre belle jeunesse : peut-être qu’en ce temps-là vous auriez eu plus de mérite. Quoi qu’il en soit, je me porte bien, et si je meurs de cette maladie, ce sera d’une belle épée, et je vous laisserai le soin de mon épitaphe.

Que dites-vous de nos victoires ? Je n’entends jamais parler de guerre que je ne pense à vous. Votre charge vacante[2] m’a frappé le cœur. Vous savez de qui elle est remplie. Ce marquis de Renel[3] n’étoit-il pas de vos amis et de vos alliés ? Quand je vous vois chez vous dans le temps où nous sommes, j’admire le bonheur du Roi de se pouvoir passer de tant de braves gens qu’il laisse inutiles.

Nous avons tant perdu à cette victoire[4], que sans le Te Deum et quelques drapeaux portés à Notre-Dame, nous croirions avoir perdu le combat.

Mon fils a été blessé légèrement à la tête[5] ; c’est un miracle qu’il en soit revenu, aussi bien que les quatre escadrons de la maison du Roi, qui étoient postés, huit heures durant, à la portée du feu des ennemis, sans autre mouvement que celui de se presser à mesure qu’il y avoit des gens tués. J’ai ouï dire que c’est une souffrance terrible que d’être ainsi exposé[6].

de madame de grignan.

Je vous remercie d’avoir pensé en moi[7] pour me plaindre du mal de ma mère. Je suis très-contente que vous connoissiez combien mon cœur est pénétré de tout ce qui lui arrive. Il me semble que c’est mon meilleur endroit, et je suis bien aise que vous, dont je veux avoir l’estime, ne l’ignoriez pas. Si j’avois quelque autre bonne qualité essentielle, je vous ferois mon portrait ; mais ne voyez que celle-là, et le goût que j’ai pour votre mérite, qui ne peut se séparer d’une très-grande indignation contre la fortune pour les injustices[8] qu’elle vous fait.



  1. Lettre 385. — 1. Dans le manuscrit de l’Institut : « Mais la raison qui m’a empêchée de prévenir ces vapeurs par les remèdes que vous me proposez, m’empêchera encore d’en user pour les guérir. »
  2. 2. La charge de mestre de camp général de la cavalerie légère qu’avait eue Bussy, et après lui le chevalier de Fourilles. Celui-ci venait d’être blessé à mort à la bataille de Senef, et eut pour successeur le marquis de Renel.
  3. 3. Louis de Clermont d’Amboise, troisième du nom, marquis de Renel, fut nommé mestre de camp général de la cavalerie légère, après le combat de Senef, où il « fut blessé d’un assez grand coup, faisant très-bien son devoir. » (Gazette du 22 août.) Il fut emporté d’un coup de canon, au siège de Cambrai, le 11 avril 1677. Il était frère puîné de Clériadus (voyez tome I, p. 413, note 4), et aîné de Just, chevalier de Renel, qui fut aussi blessé après Senef ; ce dernier, qui était en 1675 brigadier général dans l’armée de Turenne, mourut à soixante-six ans, en février 1702.
  4. 4. De Senef. — Dans le manuscrit de l’Institut : « Cette victoire nous coûte si cher que… et les drapeaux, etc. » — Le Te Deum fut chanté à Notre-Dame le 22 août. « La compagnie des Cent-Suisses, dit la Gazette du 29, alla prendre au palais des Tuileries cent sept drapeaux ou étendards, de ceux qui ont été gagnés en ce combat de Senef, pour les porter en ladite église de Notre-Dame, où le Roi vouloit offrir au Dieu des batailles ces glorieuses marques de sa victoire, pour reconnoître publiquement qu’il en étoit redevable à sa protection. »
  5. 5. Voyez la lettre 383.
  6. 6. À la suite de cette phrase, qui manque dans le manuscrit de l’Institut, où on lit à la place : « Adieu, mon cher cousin, » nous trouvons dans notre copie les mots suivants, écrits d’une autre main que celle de Bussy : « Vos lettres au Roi me charment toujours. »
  7. 7. On lit : en moi dans les deux manuscrits.
  8. « Dans les injustices. » (Manuscrits de l’Institut.)