Lettre 394, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 439-442).
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1675

394. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY RABUTIN ET À MADEMOISELLE DE BUSSY.

Quinze jours après que j’eus écrit cette lettre, je reçus celle-ci de Mme de Sévigné.
À Paris, ce 3e avril 1675[1].

Quand mes lettres vont comme des tortues par la tranquille voie du messager, et que vous les trouvez dans une cassette de hardes qui sont d’ordinaire deux ou trois mois en chemin, je ne m’étonne pas que vous ayez envie d’être en colère contre moi : je serois même fort fâchée que vous n’eussiez pas envie de me gronder ; mais enfin vous voyez que je n’ai point de tort ; et si ma nièce de Sainte-Marie a compté sur le plaisir de nous mettre mal ensemble, elle est bien attrapée, car je crois que nous avons été brouillés ce que nous le serons de notre vie.

Vous avez donc su par mon billet la réponse du Prince[2] sur votre sujet ; si pourtant le grand prince, par-dessus tous les autres, approuvoit votre retour, vous pourriez graisser vos bottes ; mais le bon et généreux ami que vous avez, le paladin par éminence[3], le vengeur des torts, l’honneur de la chevalerie, me dit l’autre jour la triste réponse que le Roi lui avoit faite, et qu’il avoit des raisons invincibles pour ne vous pas accorder votre retour. Ce mot d’invincible nous glace le cœur, nous ne savons sur qui le faire tomber, npus en trouvâmes trois qui peuvent fort bien donner sujet à cette expression ; nous causâmes près d’une heure ensemble dans une croisée de la chambre de la Reine ; l’amitié que nous avons pour vous nous rassembla en un moment, et nous fûmes contents chacun de notre côté des sentiments que nous avions pour vous.

La maréchale d’Humières est encore de notre bande ; elle parle[4] quand il est à propos, et parle si bien et avec tant de hardiesse et de raison, qu’elle mériteroit de persuader les gens en votre faveur ; mais l’heure n’est pas venue. Celle du départ de tout le monde approche fort. On avoit parlé de la paix, et vous savez même le changement des plénipotentiaires ; mais en attendant, on va toujours à la guerre, et les gouverneurs et lieutenants généraux des provinces, à leurs charges[5]. Toutes ces séparations me touchent sensiblement. Je pense aussi que Mme de Grignan ne nous quittera pas sans quelque émotion ; elle m’a priée de vous faire mille amitiés pour elle. Vous avez raison d’être content de son cœur : elle ne perd pas une occasion de me faire voir l’estime qu’elle a pour vous ; et moi je veux parler de celle que j’ai pour ma nièce de Bussy. Elle pense comme vous, et ce qu’elle m’a écrit m’a fait souvenir de vos manières[6].


Je vous souhaite, ma très-chère, un très-bon et très-agréable époux[7]. S’il est assorti à votre mérite, il ne lui manquera rien.


Comme j’écris ceci, je reçois une lettre par laquelle on me mande que ce mari est trouvé. Je trouve plaisant que cette nouvelle soit arrivée justement à cet endroit[8]. Je vous conjure, mon cher cousin, de m’en écrire le détail. Pour le nom, il est comme on le pourroit souhaiter, si on le faisoit faire exprès. Je vous demande un petit mot de la personne, du bien, de l’établissement, et de ce que vous donnez présentement à la future[9].


Ma chère nièce, je prends un extrême intérêt à votre destinée. Ma fille vous fait ses compliments par avance, et vous embrasse de tout son cœur.

Adieu, l’aimable père et l’aimable fille, je suis toute à vous.


  1. Lettre 394. — 1. La lettre est datée du 8 avril dans le manuscrit de l’Institut. Le commencement y manque, jusqu’aux mots : « Celle du départ de tout le monde approche fort, » qui sont remplacés par ceux-ci : « Le départ du Roi approche fort. »
  2. 2. De Condé. Voyez page 318, la note 15 de la lettre du 15 décembre 1673.
  3. 3. Le duc de Saint-Aignan. Une lettre de Mme de Scudéry, du 16 janvier 1675 (voyez la Correspondance de Bussy, tome II, p. 417), fait connaître en détail ce qui s’était passé entre le Roi et le Duc.
  4. 4. Dans notre copie, on lit ici, après : « elle parle, » ces mots écrits en interligne d’une autre main que celle de Bussy : « pour votre retour. »
  5. 5. « Et les gouverneurs et lieutenants généraux, à leurs provinces. » (Manuscrit de l’Institut.) — La Gazette du 30 mars annonce que le duc de Vitri, le sieur Colbert et le comte d’Avaux partiront dans peu de temps, pour se rendre dans la ville de Nimègue, qui a été choisie pour les conférences de la paix ; que cependant le Roi donne tous les ordres pour la campagne prochaine, et que les gouverneurs se rendront incessamment dans les places et dans les provinces où ils doivent commander. — Le Roi partit pour l’armée le 11 mai.
  6. 6. « Et ce qu’elle m’a écrit m’a fort réjouie. Je crois qu’on pourroit dire des dames ce qu’elle dit de son oncle, qu’il est bien gardé qui se garde. Nous voyons tous les jours ici que tout autre rempart est bien foible. Je m’en vais dire ici deux mots à ma nièce. » (Manuscrit de l’Institut.)
  7. 7. « Un très-aimable époux. » (Ibidem.)
  8. 8. « Je reçois une lettre de ma tante de Toulongeon, par laquelle elle me mande que c’est le marquis de Coligny, de la maison de Langhac (voyez la lettre suivante), qui va épouser ma nièce. J’ai trouvé plaisant que cette nouvelle soit arrivée justement sur cet endroit. » (Ibidem.)
  9. 9. « Et de ce que vous lui donnez présentement. Adieu. » (Ibidem). — C’est là que finit la lettre dans le manuscrit de l’Institut.