Lettre 398, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 450-453).
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1675

398. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN ET DE MADEMOISELLE DE BUSSY À MADAME DE SÉVIGNÉ, À CORBINELLI ET À MADAME DE GRIGNAN.

Le même jour[1] que j’eus reçu ces lettres, j’y fis ces réponses, et premièrement à Mme de Sévigné.
À Chaseu, le 10e mai 1675.
de bussy à madame de sévigné.

Ce n’est pas l’esprit que vous avez perdu, Madame, c’est la mémoire ; car vous m’avez déjà écrit sur le mariage de ma fille, mais je suis fort aise que vous l’ayez oublié ; cela m’a encore attiré une de vos lettres.

Je ne doute pas que vous ne souffriez étrangement, étant sur le point de vous séparer des personnes que vous aimez le plus, et que vous devez le plus aimer. On vivroit bien plus heureusement si l’on pouvoit faire ce que dit l’opéra :

N’aimons jamais, ou n’aimons guère :
Il est dangereux d’aimer tant[2].

Pour moi j’aime encore mieux le mal que le remède, et je trouve plus doux d’avoir bien de la peine à quitter les gens que j’aime, que de les aimer médiocrement. L’indolence continuelle ne m’accommode pas ; je veux des hauts et bas dans la vie[3]. Vous voyez, Madame, que la fortune m’a servi à souhait. Cependant il me semble qu’elle fait durer trop longtemps le méchant état, et qu’elle sort de son caractère d’inconstance pour me persécuter[4]. J’ai bien fait de prendre les affaires au pis. Si je les avois prises à cœur, je serois mort à présent, et je suis dans une santé à survivre à de plus jeunes et à de plus heureux que moi. Ce n’est pas, comme vous dites, que l’exemple de Chésières ne fasse trembler les plus sains, mais il fait encore plus de peur aux infirmes. À tout hasard, Madame, portons-nous bien ; je vous réponds que nous irons loin : fiez-vous-en à ma parole. C’est déjà beaucoup pour vivre longtemps que de l’espérer fortement. Je ne sais pas si sur les choses qui se sont passées depuis un mois nous pensons de même, vous et moi ; mais je ne doute point que l’amour ne soit égal à ce qu’il étoit, et que toute la différence n’aille qu’à plus de mystère, ce qui le fera durer plus longtemps. Voilà tout ce que j’en puis juger d’aussi loin[5].

de mademoiselle de bussy.

Je vous rends mille grâces, ma chère tante, de toutes les bontés que vous me témoignez.

de bussy à corbinelli.

Je vous trouve entre la mère et la fille, Monsieur, et vous me paroissez là si bien que je ne vous en ôterai pas. Venez-y, courez-y comme aux noces, vous ne sauriez aller en aucun lieu du monde où l’on vous aime, et où l’on vous estime davantage.

de mademoiselle de bussy à corbinelli.

Je vous assure, Monsieur, que de tous les compliments qu’on m’a faits, pas un ne m’a été plus agréable que le vôtre. Au reste, je tâcherai de ne pas perdre cet air des Rabutins, qui vous plaît tant ; je voudrois bien m’aller perfectionner là-dessus auprès de ma tante. Venez voir si je profite bien de l’exemple que j’ai ici, il me paroît assez bon à imiter, j’entends au moins pour l’air.

de bussy à madame de grignan.

Avec tout cela, Madame, vous avez beau dire, c’est un malheur pour moi que vous partiez de Paris. Je suis encore plus prêt d’y aller qu’en Provence : ainsi vous n’auriez pas trop mal fait quand vous m’auriez annoncé votre départ un peu plus délicatement.

Au reste, Madame, je vous rends mille grâces de vos offres. Je me passerois fort bien de votre huile, et j’aimerois mieux ne manger jamais de salade, que de vous voir aller où vous allez[6].

Je sais bien, Madame, que vous prenez part, comme font tous mes amis, au mariage de ma fille ; et vous devez savoir aussi que je vous en remercie comme font tous les pères des nouvelles mariées. Je serai fort trompé si je ne suis grand-père au bout de l’an. La demoiselle n’a point du tout l’air d’une brehaigne[7].


  1. Lettre 398. — 1. Au lieu des mots : « le même jour, » on lit dans le manuscrit de l’Institut : « le lendemain. » Ce manuscrit date la lettre du 16. Voyez la note 1 de la lettre précédente, p. 447.
  2. 2. Ces deux vers sont tirés de la scène v du IIe acte de Thésée, opéra de Quinault et de Lulli, représenté devant le Roi le 11 janvier 1675.
  3. 3. « Je veux un peu de haut et bas dans la vie. » (Manuscrit de l’Institut.)
  4. 4. « Vous voyez, Madame, que la fortune m’a servi à souhait. Il est vrai qu’elle a poussé l’affaire un peu trop loin ; il semble qu’elle quitte son caractère d’inconstance sur mon sujet. » (Ibidem.) — La suite est omise dans ce manuscrit ; il ne reprend qu’à la lettre de Bussy à Mme de Grignan : « Avec tout cela, Madame, etc. »
  5. 5. Voyez la note 4 de la lettre précédente. — « Rulhières, dans ses Éclaircissements historiques sur la révocation de l’édit de Nantes, Ire partie, p. 137, pense, d’après les Souvenirs de Mme de Caylus, que ce fut à l’époque du jubilé de 1676 qu’une séparation eut lieu entre le Roi et Mme de Montespan. Mme de Caylus ne me semble pas d’une grande autorité sur cette date ; elle rapporte ce qu’elle a entendu raconter à Mme de Maintenon ; les faits sont restés dans sa mémoire ; mais écrivant longtemps après, elle peut se méprendre sur les époques. Je crois que l’on doit avoir plus de confiance dans les dates qui sont appuyées sur les correspondances du temps. Voici une série de lettres écrites en 1675, par Mme de Sévigné, Bussy et Mme de Scudéry, dont les dates et les faits coïncident parfaitement, et qui me semblent établir, à n’en pas douter, que la séparation du Roi et de Mme de Montespan eut lieu pendant le carême de 1675. On verra, dans les lettres qui suivront, Mme de Montespan vivre exemplairement, tantôt à Clagny, tantôt à la cour ; la Reine se rapprocher d’elle, parce qu’elle la croit convertie ; le Roi, devenu son ami, la voir rarement seule, quelquefois cependant par échappées. Peu à peu ces belles résolutions s’ébranlent et s’affaiblissent ; le jubilé de 1676 vient les ranimer ; Mme de Montespan va aux eaux de Bourbon, mais au retour tout s’évanouit, le commerce recommence, et Mademoiselle de Blois, depuis duchesse d’Orléans, et le comte de Toulouse en sont les fruits. La Beaumelle, dans les Mémoires de Mme de Maintenon, place aussi en 1675 l’éloignement momentané de Mme de Montespan. Cet écrivain a eu sous les yeux des mémoires originaux, qu’il aurait dû publier, au lieu d’altérer l’histoire par les frivoles agréments d’un style romanesque ; et quand sur un fait son récit est appuyé par des écrits contemporains, il peut être regardé comme une autorité. » (Note de l’édition de 1818.) — Voyez le chapitre x du tome V de Walckenaer.
  6. 6. Ce paragraphe manque dans le manuscrit de l’Institut, et le suivant commence par : « Au reste, Madame, je sais bien. » À la fin de la lettre, après les mots : « l’air d’une brehaigne, » on lit de plus : « ni le futur d’un Langès. » Ces mots ont été ajoutés après coup par Bussy, par-dessus une espèce de parafe. — Sur Langès, Langeais, on peut voir les Mémoires de Bussy. tome II. p. 171.
  7. 7. Brehaigne est un terme d’origine obscure, qui signifie « stérile. »