Lettre 413, 1675 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 502-506).
◄  412
414  ►

1675

413. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 3e juillet.

Mon Dieu, ma chère fille, que je m’accoutume peu à votre absence ! J’ai quelquefois de si cruels moments, quand je considère comme nous voilà placées, que je ne puis respirer ; et quelque soin que je prenne de détourner cette idée, elle revient toujours. Je demande pardon à votre philosophie[1] ; mais une fois entre mille, ne soyez point fâchée que je me donne le soulagement de vous dire ce que je souffre si souvent sans en rien dire à personne. Il est vrai que la Bretagne nous va encore éloigner ; c’est une rage : il semble que nous voulions nous aller jeter chacune dans la mer, et laisser toute la France entre nous deux. Dieu nous bénisse !

J’ai reçu une lettre il y a deux jours du cardinal de Retz, qui est à la veille d’entrer dans sa solitude ; je crois qu’elle ne lui ôtera de longtemps l’amitié qu’il a pour vous. Je suis plus que satisfaite, en mon particulier, de celle qu’il me témoigne.

Je vous vois user de votre autorité pour faire prendre médecine à votre fils : je crois que vous faites fort bien. Ce n’est pas un rôle qui vous convienne mal que celui du commandement ; mais vous êtes heureuse que votre enfant ne vous ait jamais vue avaler une médecine : votre exemple détruiroit vos raisonnements. Je songe à votre frère : vous souvient-il comme il vous contrefaisoit ? Je suis ravie que ce petit marquis soit guéri : vous vous servirez du pouvoir que vous avez sur lui pour le conduire ;

j’ai bonne opinion de lui de vous aimer. Pour moi, je me suis fait saigner pour l’amour de vous ; je m’en porte fort bien. Un médecin que j’ai vu chez Mme de la Fayette m’a priée de ne me point faire purger sitôt : il me donnera des pilules admirables : c’est le premier médecin de Madame[2], qui vaut mieux que tous les autres premiers médecins.

Mais à propos, vous attendez mon conseil pour aller voir Madame la Grande-Duchesse à Montélimar. M. de Grignan vous conseille d’y aller, et vous n’avez point d’équipage : je ne comprends pas trop bien comme il l’entend. Mon avis, c’est d’y aller tout doucement à pied ; je devine à peu près le parti que vous aurez pris, et je l’approuve. On l’attend ici comme une espèce de Colonne et de Mazarin[3], pour avoir quitté son mari[4] après quinze ans de séjour ; car pour les autres choses, on fait honneur à qui il est dû. Sa prison sera rude[5] ; mais elle croit qu’on l’adoucira. Je suis persuadée qu’elle aimeroit fort cette maison, qui n’est point à louer[6] : ah ! qu’elle n’est point à louer ! et que l’autorité et la considération seront poussées loin, si la conduite du retour est habile ! Cela est plaisant, que tous les intérêts de Quanto et toute sa politique s’accordent avec le christianisme, et que le conseil de ses amis ne soit que la même chose avec celui de Monsieur de Condom[7]. Vous ne sauriez vous représenter le triomphe où elle est au milieu de ses ouvriers, qui sont au nombre de douze cents : le palais d’Apollidon[8] et les jardins d’Armide en sont une légère description. La femme de son ami solide[9] lui fait des visites, et toute la famille tour à tour ; elle passe nettement devant toutes les duchesses ; et celle qu’elle a placée[10] témoigne tous les jours sa reconnoissance par les pas qu’elle fait faire.

Vous êtes bonne sur vos lamentations de Bretagne[11]. Je voudrois avoir Corbinelli ; il vous ira voir[12] — je vous le recommande ; et moi j’irai voir ces coquins qui jettent des pierres dans le jardin du patron[13]. On dit qu’il y a cinq ou six cents bonnets bleus en basse Bretagne qui auroient bon besoin[14] d’être pendus pour leur apprendre à parler. La haute Bretagne est sage, et c’est mon pays.

Mon fils me mande qu’il y a un détachement de dix mille hommes ; il n’en est pas. Monsieur le Prince y est, Monsieur le Duc ; mais on me dit hier qu’il n’y avoit rien de dangereux, et qu’ils étoient pêle-mêle avec les ennemis, la rivière entre-deux, comme disent les goujats. Je voudrois avoir des lettres du chevalier à vous envoyer. On ne dit rien de M. de Turenne, sinon qu’il est posté à souhait pour ne faire que ce qu’il lui plaira.

Il m’a paru que l’envie d’être approuvé de l’académie d’Arles[15] vous pourra faire avoir quelques maximes de M. de la Rochefoucauld. Le portrait vient de lui ; et ce qui me le fit trouver bon, et le montrer au Cardinal, c’est qu’il n’a jamais été fait pour être vu. C’étoit un secret que j’ai forcé, par le goût que je trouve à des louanges en absence, par un homme[16] qui n’est ni intime ami, ni flatteur. Notre cardinal trouva le même plaisir que moi à voir que c’étoit ainsi que la vérité forçoit à parler de lui, quand on ne l’aimoit guère, et qu’on croyoit qu’il ne le sauroit jamais[17]. Nous apprendrons bientôt comme il se trouve dans sa retraite : il faut souhaiter que Dieu s’en mêle ; sans cela tout est mauvais.

Nous avons eu un froid étrange ; mais j’admire bien plus le vôtre : il me semble qu’au mois de juin je n’avois pas froid en Provence. Je vous vois dans une parfaite solitude ; je vous plains moins qu’une autre : je garde ma pitié pour bien d’autres sujets, et pour moi-même la première. Je trouve qu’il est commode de connoître les lieux où sont les gens à qui l’on pense toujours : ne savoir où les prendre fait une obscurité qui blesse l’imagination. Votre chambre et votre cabinet me font mal, et pourtant j’y suis quelquefois toute seule à songer à vous ; c’est que je ne me soucie point de me tant épargner. Ne faites-vous point rétablir votre terrasse ? Cette ruine me déplaît, et vous ôte votre unique promenade.

Voilà une lettre infinie ; mais savez-vous que cela me plaît de causer avec vous ? Tous mes autres commerces languissent, par la raison que les gros poissons mangent les petits. J’embrasse le petit marquis ; dites-lui qu’il a encore une autre maman au monde ; je crois qu’il ne se souvient pas de moi. Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant ; je suis entièrement à vous.


  1. Lettre 413 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. « Je demande pardon à votre philosophie de vous faire voir tant de foiblesse ; mais une fois, etc. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Le premier médecin de Madame était en 1675 le sieur Nicolas Lizot.
  3. 3. Sur ces deux nièces de Mazarin, voyez tome II, p. 84, note 2, et tome III, p. 116, note 15.
  4. 4. « Pour la folie d’avoir quitté son mari. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « Après avoir proposé bien des couvents, le Grand-Duc agréa qu’elle vînt à Montmartre, dont Mme de Guise ma tante est abbesse… C’est une fille de grande vertu et de beaucoup de mérite ; et comme les religieuses n’oublient pas leur communauté, elle se trouva bien de la venue de ma sœur, Monsieur le Grand-Duc y ayant fait bâtir une maison fort belle, dont la moitié est en dedans, qui sera un très-bon logement pour l’abbesse quelque jour, et [l’autre] au dehors, fort commode, où logent ses gens, [avec] de beaux parloirs… Elle ne devoit sortir que pour aller voir le Roi, quand il lui commanderoit et l’enverroit querir dans l’un de ses carrosses. » (Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 377, 521.)
  6. 6. Clagny ? le cœur du Roi ? « La Reine, dit Mademoiselle, m’a fait l’honneur de me dire que ma sœur (la grande-duchesse de Toscane) n’étoit venue en France et n’avoit eu tant d’envie d’y venir que sur un horoscope que l’on lui avoit fait, par où on lui disoit qu’elle gouverneroit le Roi. Cela faisoit que la Reine ne la pouvoit souffrir ; mais elle n’avoit rien’à craindre, car elle ne le vouloit gouverner que pour faire rendre les États à M. de Lorraine (le neveu de Charles IV) et l’épouser. » (Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 503.) — Tout le passage relatif à Mme de Montespan, depuis : « Je suis persuadée, » jusqu’à : « par les pas qu’elle fait faire, » a manque dans l’édition de 1734.
  7. 7. Bossuet s’était démis de son premier évêché dès 1671 ; mais on continua de lui en donner le nom, et lui-même signa ancien évêque de Condom jusqu’au moment où il fut nommé au siége de Meaux (1681). Voyez Walckenaer, tome V, p. 425.
  8. 8. Voyez tome II, p. 253, note 15.
  9. 9. La Reine.
  10. 10. Mme de Richelieu. (Note de Perrin.)
  11. 11. Voyez la Notice, p. 182 et suivantes.
  12. 12. C’est là le texte de 1734. Perrin, pour éviter une consonnance et une répétition, a remplacé dans l’édition de 1754 les mots : « Il vous ira voir, » par ceux-ci : « Vous l’aurez à Grignan. »
  13. 13. Du duc de Chaulnes. Voyez la lettre 408, p. 484.
  14. 14. Dans l’édition de 1734 : « qui auroient bien besoin. »
  15. 15. Une académie royale des sciences et des langues fut établie à Arles en 1669 ; le Roi s’en déclara fondateur, et le duc de Saint-Aignan en fut le premier protecteur ; elle se composait alors de vingt membres ; ce nombre fut porté à trente en 1677.
  16. 16. « De la part. d’un homme. » (Édition de 1754.)
  17. 17. On a quelque peine à comprendre que le cardinal de Retz ait pu trouver du plaisir à lire ce portrait, et l’on ne peut s’empêcher de se demander si celui qui a été imprimé pour la première fois dans l’édition de 1754 et que nous avons donné d’après Perrin (voyez plus haut, p. 486 et suivantes) est bien le même que Mme de Sévigné a envoyé à sa fille.