Lettre 567, 1676 (Sévigné)

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567. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Commencée à Paris le 11e, et finie à Livry mercredi 12e août.[1]

Le vieux de l’Orme, Bourdelot et Vesou me défendent Vichy pour cette année ils ne trouvent pas que cette dose de chaleur, si près l’une de l’autre, fût une bonne et prudente conduite. Pour l’année qui vient, c’est une autre affaire, nous verrons mais quoi que dise notre d’Hacqueville on n’oseroit entreprendre ce voyage contre l’avis des mêmes médecins qui m’y avoient si bien envoyée : je n’ai nulle opiniâtreté, et je me laisse conduire avec une docilité que je n’avois pas avant que d’avoir été malade. Vous me trouverez, ma fille, en état de vous donner de la joie : ce qui me reste d’incommodité est si peu de chose que cela ne mérite ni votre attention, ni votre inquiétude.

D’Hacqueville doit parler encore à M. de Pompone, et discourir à fond sur vos affaires : il vous en écrira, et vous enverra aussi l’expédition de vos lods et ventes, que Parère me promit hier très-positivement. Je vous écris ceci avant que d’aller à Livry, où je serai demain matin, et où j’achèverai cette lettre.

Je voudrois que vous vissiez de quelle façon vous m’avez écrit de la taille du pichon[2] ; je suis fort aise que ce soit une exagération causée par votre crainte ; à la fin il se trouvera que c’est un fort joli petit garçon qui a bien de l’esprit ; et voilà sur quoi vous me faites consulter les matrones. Rien en vérité n’est plus plaisant que ce que vous dites de la Si…[3] ; quelle tête ! ose-t-elle se montrer devant la vôtre ? Ce que disent les dames de Grenoble est si plaisant et si juste, que je crois que c’est vous qui l’avez dit pour elles. Je trouve à cette folie tant d’imagination, que je n’y reconnois point le style de la province.

On a donné Alby à Monsieur de Mende[4]  ; mais il y a douze mille francs de pension : trois mille au chevalier de Nogent, trois mille à Monsieur d’Agen notre ami[5], et six mille à Monsieur de Nevers, je ne vois pas bien pourquoi, si ce n’est pour une augmentation de violons dont il se divertit tous les soirs. Ah ! que je suis aise que vous ayez achevé ces Vizirs ! N’est-il pas vrai que vous aimez le dernier ? Il faut avouer que cette petite histoire n’est point bien écrite du tout mais les événements se laissent fort bien lire.

Il me semble que cette reine de Pologne[6] ne vient plus tant : peut-être qu’elle attend le Grand Seigneur, ou le grand vizir que nous aimons tant[7].

La princesse d’Harcourt est accouchée à cinq mois d’un enfant mort depuis plus de six semaines : aussi a-t-elle pensé mourir mais elle est mieux, et ce qui la guérira sans aucun doute, c’est qu’on l’a fait transporter à Clagny[8], crainte du bruit : Mme de Montespan en a des soins extrêmes Dieu sait si la reconnoissance sera tendre.


À Livry.

Je viens de recevoir votre lettre du 2e : vous avez été au Saint-Esprit, ma fille ; c’est pour être bien fatiguée : vous pouviez ne m’écrire que trois lignes, je l’eusse approuvé. C’eût été une plaisante chose que vous y eussiez trouvé le grand maître : je vois bien que vous croyez que je l’aurois trouvé encore plus plaisant que vous. Je verrai bientôt Gourville, et lui parlerai de Vénejan[9] : c’est une situation admirable ; mais il ne faut pas le vendre à vil prix, comme on vend aujourd’hui toutes les terres. Le pauvre M. le Tellier a acheté Barbesieux[10], une des belles de France, au denier seize[11] : c’est en vérité une raillerie. Peut-être que M. le prince de Conti, ou son conseil, ne se prévaudroient point de cette mode, puisque vous ne la vendriez pas par décret[12]. Pour Caderousse[13], je n’imagine d’accommodement avec lui que de jouer sa part à trois dés[14] contre M. de Grignan. Ne faites point de façon de m’envoyer les commissions de la mariée[15] : vous ne sauriez trop me compter comme un des choux de votre jardin[16]. Je serai ravie de revenir ici[17] pour un si bon sujet. La d’Escars nous donnera un plat de son habileté avec beaucoup de joie. Mettez-nous donc en œuvre et vous en serez contente[18].

On me mande de Paris que l’on n’a point encore de nouvelles d’Allemagne. L’inquiétude que l’on a sur ce combat, que l’on croit inévitable, ressemble à une violente colique dont l’accès dure depuis plus de douze jours. M. de Luxembourg[19] accable de courriers. Hélas ! ce pauvre M. de Turenne n’en envoyoit jamais ; il gagnoit une bataille, et on l’apprenoit par la poste. Nos chanoines de Flandre[20] sont en parfaite santé, et notre bon ermite aussi [21], qui m’écrit du 11e de Lyon, où il est allé en cinq jours de son ermitage. Il attend ses confrères. Si on l’avoit laissé le maître de la route, il seroit arrivé, dit-il, en douze jours de Lyon à Rome.

M. d’Hacqueville a fort causé avec M. de Pompone ; il n’y a rien à faire pour votre marquisat, qu’à le vendre avec ce titre, qui rend toujours une terre plus considérable ; et après, celui qui l’a achetée obtient aisément des lettres de chancellerie, qui le font marquis de Mascarille[22]. Leduc vous enverra aussi l’expédition de vos lods et ventes. L’abbé de Chavigny[23] n’est plus notre évêque de Rennes : il aime mieux l’espérance de Poitiers. Cest celui de Dol qui vient à Rennes, et l’abbé de Beaumanoir à Dol[24].

Vous voulez que je vous parle de ma santé, ma très chère enfant ; elle est encore meilleure ici qu’à Paris ; ce petit étouffement est disparu à la vue de l’horizon de notre petite terrasse ; il n’y a point encore de serein ; quand je sens le moindre froid je me retire. On a fait une croisée sur le jardin dans le petit cabinet, qui en ôte tout l’air humide et malsain qui y étoit, et qui fait un agrément extrême ; il n’y fait point chaud : car ce n’est que le soleil levant qui le visite une heure ou deux. Je suis seule, le bon abbé est à Paris. Je lis avec le père prieur[25], et je suis attachée à des mémoires d’un M. de Pontis[26], Provençal, qui est mort depuis six ans au Port-Royal, à plus de quatre-vingts ans, et qui conte sa vie et le temps de Louis XIII avec tant de vérité et de naïveté et de bon sens, que je ne puis m’en tirer. Monsieur le Prince l’a lu d’un bout à l’autre avec le même appétit. Ce livre a bien des approbateurs, et d’autres qui ne le peuvent souffrir : ou on l’aime, ou on le hait ; il n’y a point de milieu : je ne voudrois pas jurer que vous ne l’aimassiez[27].

La raison que vous ne comptez point, ma fille, pour retourner à Vichy[28], qui est de vous voir et de vous ramener, est justement celle qui me toucheroit et qui me paroît uniquement bonne : aussi je n’y balancerois pas, si j’étois persuadée que cela fût nécessaire ; mais je crois mes lettres de change acceptées de trop bonne foi pour n’être pas acquittées fidèlement. Ainsi, ma très-belle, je vous attendrai avec toute la joie que vous pouvez vous imaginer d’une amitié comme celle que j’ai pour vous.


  1. Lettre 567 (revue en partie sur une ancienne copie). 1. La lettre est ainsi datée dans l’édition de 1754 ; dans celle de 1734, on lit en tête ici : À Paris, lundi 10 août ; et plus loin avant les mots : « On me mande de Paris, etc. » (p. 16) : À Livry, mercredi 12 août.
  2. 2. Dans l’édition de 1734 : " du petit marquis. »
  3. 3. S’agirait-il de Mme de Simiane ? Voyez la lettre du 8 mai précédent, tome IV, p. 441.
  4. 4. Hyacinthe Serroni, évêque de Mende (de 1661 à 1676), fut le premier archevêque d’Alby (jusqu’au 7 janvier 1687). Il étoit religieux de l’ordre de Saint-Dominique lorsqu’il passa d’Italie en France avec Michel Mazarin, cardinal et archevêque d’Aix, lequel avoit été religieux et général de ce même ordre. (Note de Perrin, 1754.)
  5. 5. Claude Joly : voyez tome II, p. 53, note 4. — L’évêque de Nevers, de 1667 à 1705, fut Édouard Valot.
  6. 6. Voyez la lettre du 24 juillet précédent, tome IV, p. 541. — « La reine de Pologne ne fut pas à beaucoup près si Françoise que son mari. Transportée de se voir une couronne sur la tête, elle eut une passion ardente de la venir montrer en son pays, d’où elle étoit partie si petite particulière… Il n’y avoit… nul obstacle à ce voyage qui fut prétexté des eaux de Bourbon. Tout annoncé, tout préparé, elle fut avertie que la Reine ne lui donneroit point la main, chose qu’il étoit étrange qu’elle pût ignorer. Marie de Gonzague, mariée à Paris par procureur en présence de toute la cour, ne l’avoit ni eue ni prétendue, et plus nouvellement le roi Casimir, qui a passé les dernières années de sa singulière vie en France. Les rois ne l’avoient pas anciennement chez les nôtres, et les électifs n’y ont songé en aucun temps. Le dépit en fut néanmoins aussi grand que si elle eût reçu un affront. Elle rompit son voyage, se lia avec la cour de Vienne et tous les ennemis de la France, eut grande part à la ligue d’Augsbourg contre elle, et mit tout son crédit qui étoit grand sur le Roi son mari, à lui faire épouser depuis tous les intérêts contraires à la France. » (Saint-Simon, tome VI, p. 71 et 72.)
  7. 7. Achmet Coprogli. Voyez plus haut, p. 6, et tome IV, p. 449, note 10.
  8. 8. Voyez tome IV, p. 21, note 29.
  9. 9. Vieux château sur une hauteur qui domine le Rhône, près de la route du Pont-Saint-Esprit. C’était un marquisat appartenant au comte de Grignan. (Note de l’édition de 1818.)
  10. 10. À trente-quatre kilomètres sud-ouest d’Angoulême. C’était une seigneurie de Saintonge, avec titre de marquisat ; les la Rochefoucaulds la possédèrent longtemps. Louvois donna à son troisième fils le titre de marquis de Barbesieux.
  11. 11. C’est-à-dire qu’on pouvait évaluer le revenu de la terre à six un quart pour cent du prix qui en avait été payé.
  12. 12. Dans l’édition de 1754 « puisque vous ne vendriez pas Vénejan par décret. »
  13. 13. Voyez la Notice, p. 102, et tome I, p. 493, note 5.
  14. 14. La locution à trois dés entrait dans plusieurs façons de parler proverbiales. Ainsi « Je jetterois cela à trois dés, » pour marquer l’indifférence où on est du choix qu’on peut faire entre deux ou plusieurs choses ; ou bien encore « Cette question est si problématique, que je la voudrois décider à trois dés. » Voyez le Dictionnaire de l’Académie de 1694, et le Dictionnaire universel de Furetière.
  15. 15. La fiancée de la Garde. Voyez tome IV, p. 451, et plus loin la lettre du 28 octobre 1676.
  16. 16. On disait proverbialement « Il en fait comme des choux de son jardin, » pour dire « Il en dispose à sa fantaisie. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  17. 17. « Je serai ravie d’aller un moment à Paris. »(Édition de 1754.)
  18. 18. L’édition de 1734 ajoute ici ces mots « Je repars dans ce moment pour Livry, et je vous embrasse mille fois, ma très-chère enfant. » Ce qui suit, depuis « On me mande de Paris, etc., » forme, dans cette édition de 1734, une lettre à part, qui, comme nous l’avons dit, est datée de Livry, 12 août.
  19. 19. On écrit à la Gazette, à la date du 8 août, que le duc de Luxembourg est « la vue du camp de l’armée impériale, et qu’il cherche les moyens de l’attaquer ; » et à la date du 14, qu’il est revenu au camp de Landau et marche du côté de Wissembourg, « n’ayant pu engager les ennemis à sortir de leurs postes, qui sont si avantageux par leur situation et par leurs retranchements, qu’il n’a pas été possible de les attaquer en aucune manière. »
  20. 20. Cette plaisanterie désigne Charles de Sévigné et le chevalier de Grignan. Voyez la lettre du 29 juillet précédent, tome IV, p. 550.
  21. 21. Le cardinal de Retz. — « Qui m’écrit du 11e » est le texte de notre ancienne copie ; dans les deux éditions de Perrin on lit « du 17. » L’une et l’autre date est impossible. Nous avons vu plus haut, p. 4, que le Cardinal était parti de chez lui le 2 août, et nous voyons ici qu’il est arrivé à Lyon en cinq jours. Mme de Sévigné ne pouvait avoir le 12 août une lettre écrite soit le 11, soit le 17 (!). Faut-il supposer que le Cardinal lui avait écrit le jour même de son arrivée, et lire « le 7e? »
  22. 22. Voyez sur le titre de marquis la lettre de Mme de Sévigné à Bussy, du 20 décembre 1675, tome IV, p. 287.
  23. 23. Voyez la note 3 de la lettre du 9 février précédent, tome IV, p. 358.
  24. 24. Ce fut l’abbé Jean-Baptiste de Beaumanoir Lavardin, cousin du marquis de Lavardin, qui fut nommé évêque de Rennes ; il en occupa le siège jusqu’en 1711. Il était fils puîné de Claude de Beaumanoir, vicomte de Saint-Jean, et de Renée de la Chapelle, dame de Varennes, de la Troussière, etc. — L’évêque de Dol, Matthieu Thoreau, ne fut pas déplacé ; il était à Dol depuis 1660 et y resta jusqu’à sa mort (janvier 1692).
  25. 25. Le P. Damaie, prieur de Livry : voyez les lettres des 15 et 18 septembre 1680.
  26. 26. Louis de Pontis, gentilhomme provençal, qui, après avoir passé cinquante-six ans dans les armées, au service de trois de nos rois, crut devoir se retirer en 1653 pour mener une vie cachée à Port-Royal des Champs, où il vécut dans la pratique de la pénitence et de la piété, et mourut le 14 juin 1670. Voyez le Nécrologe de Port-Royal, p. 236. (Note de Perrin, 1754.) — « Dans sa longue et vaillante carrière au régiment des gardes, il n’avait jamais pu, dit M. Sainte-Beuve (tome II, p. 287 et 288), se tirer du grade de lieutenant, où un malin guignon semblait le confiner. C’était le lieutenant expert et consommé ; il lui sied même de n’avoir été que cela, comme à Lancelot de n’avoir été que sous-diacre. Un jour, déjà confiné à Port-Royal, tous les lieutenants de son ancien régiment le vinrent prendre pour arbitre, comme leur doyen, dans un différend qu’ils avaient avec les capitaines. Très-anciennement lié avec M. d’Andilly, il se retira près de lui vers 1652 ou 1653, et participa, mais plus rudement, à ses
  27. 27. Tel est le texte du manuscrit. Les deux éditions de Perrin donnent « que vous l’aimassiez. »
  28. 28. « Pour me faire aller à Vichy, » (Édition de 1754.)