Lettre 731, 1679 (Sévigné)

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1679

731. — DE MADAME DE SEVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi au soir, 15e septembre.

Je suis dans une grande tristesse de n’avoir point de vos nouvelles. Je trouve mille choses en mon chemin qui me frappent les yeux et le cœur. Je fus hier chez Mlle de Méri ; j’en viens encore : elle est sans fièvre, mais si accablée de ses maux ordinaires et de ses vapeurs, si épuisée et si fâchée de votre départ, qu’elle fait pitié ; on n’ose lui parler de rien, tout lui fait mal et la fait suer ; elle m’a priée de vous dire son état et sa tristesse. Mon Dieu ! que j’ai d’envie de savoir comment vous vous trouvez de ce bateau ! et toujours ce bateau ; c’est toujours là que je vous vois, et presque point dans l’hôtellerie : je crois qu’après cette allure si lente, vous souhaiterez des cahots, comme vous vouliez du fumier après la fleur d’orange. Enfin, ma fille, j’attends de vos nouvelles et de celles de toute votre troupe, que j’embrasse du meilleur de mon cœur Il me semble que tous les soins et tous les yeux sont tournés de votre côté : outre que vous êtes la personne qualifiée, vous êtes la personne si délicate, qu’il ne faut être occupé que de vous. J’ai vu la marquise d’Uxelles[1], qui vous fera dignement recevoir à Chalon ; j’y adresse cette lettre.

Nous revoilà maintenant dans les écritures par-dessus les yeux : je n’ai pas au moins sur mon cœur de n’avoir pas senti le bonheur de vous avoir ; je n’ai pas à regretter un seul moment du temps que j’ai pu être avec vous, pour ne l’avoir pas su ménager. Enfin il est passé, ce 1679 temps si cher ; ma vie passoit trop vite, je ne la sentois pas ; je m’en plaignois tous les jours, ils ne duroient qu’un moment. Je dois à votre absence le plaisir de sentir la durée de ma vie et toute sa longueur. Je ne sais point de nouvelles :

Quiconque ne voit guère,
N’a guère à dire aussi[2].

Le roi d’Angleterre est bien malade[3] ; la reine d’Espagne crie et pleure[4] : c’est l’étoile de ce mois. J’aimerois assez à vous entretenir davantage, mais il est tard, et je vous laisse dans votre repos ; je vous souhaite une très-bonne nuit. Est-il possible que j’ignore ce qui est arrivé de cette barque que j’ai vue avec tant de regret s’éloigner de moi ? Ce n’est pas aussi sans beaucoup de chagrin que je l’ignore. Mais si vous n’avez point écrit, j’ai au moins la consolation de croire que ce n’est pas votre faute, et que j’aurai demain une de vos lettres. Voilà sur quoi tout va rouler, au lieu d’être avec vous tous les jours et tous les soirs.


  1. Lettre 731. — 1. Son fils Nicolas du Blé, marquis d’Uxelles, le futur maréchal, était lieutenant général au bailliage de Chalon et gouverneur des ville et citadelle de Chalon-sur-Saône.
  2. 2. Voyez la fable des deux Pigeons dans la Fontaine, la deuxième du livre IX, et tome V, p. 552, note 11.
  3. 3. La Gazette (p. 453) dit que le roi d’Angleterre (Charles II) eut vers ce temps-là, à Windsor, quelques accès de fièvre tierce ; dans son numéro du 23 septembre, elle annonce, en date du 15, c’est-à-dire du jour même où Mme de Sévigné écrivait, qu’il a pris du remède du chevalier Talbot, et qu’il est entièrement guéri.
  4. 4. Elle était à la veille de son départ. Le 20 septembre, elle quitta Fontainebleau, où elle se trouvait depuis le 12, et se mit en route pour l’Espagne