Lettre 738, 1680 (Sévigné)

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1679

738. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, mercredi 4e octobre.

Le plaisant repos que vous avez eu à Lyon ! je l’ai prévu, ma fille, et j’ai bien compris l’accablement où vous seriez. Mon Dieu, que tout ce qui vous fatigue me fait de mal ! Vous aviez des visites qui ressembloient à celles de Paris. Je vous plains bien d’avoir été obligée de laisser la pauvre Montgobert malade. Vous aviez un temps épouvantable quand vous vous êtes embarquée : ce Rhône aura-t-il bien voulu de vous ? Quel mal vous aura fait cette tempête ! et puis la bise peut-être en arrivant à Grignan. Ma fille, on n’a jamais tout craint, quand on aime comme je fais[1]. J’attends toujours de vos nouvelles avec impatience ; vos lettres font la consolation de ma vie, et puis je meurs de peur qu’elles ne vous aient fait mal[2] en les écrivant. En vérité, mon enfant, il y a bien loin de moi à un philosophe stoïque[3] ; mais enfin c’est ma destinée, et j’y consens, puisque vous le voulez. Vous me répondez trop aimablement : il faut que je fasse ce mot exprès pour l’article de votre lettre, où vous me paroissez persuadée de toutes les vérités que je vous ai 1679 dites[4] sur le retour sincère de mon cœur ; mais que veut dire retour ? il n’a jamais été détourné de vous. Je voyois des froideurs sans les pouvoir comprendre, non plus que celles que vous aviez pour ce pauvre Corbinelli ; j’avoue que celles-là m’ont touchée sensiblement ; elles étoient apparentes, et c’étoit une sorte d’injustice dont j’étois si bien instruite, et que je voyois tous les jours si clairement[5], qu’elle me faisoit petiller : bon Dieu ! combien étoit-il digne du contraire ! Avec quelle sagesse n’a-t-il point supporté cette injuste disgrâce ! Je le retrouvois toujours le même homme, c’est-à-dire fidèlement appliqué, avec tout ce qu’il a d’esprit et d’adresse, à vous servir solidement.

Je ne pensois pas que vous dussiez répondre à Lyon à ma grande lettre ; vous quittez tout pour la lire : n’étes-vous pas admirable ? Pour moi, ma fille, je suis ici dans une tristesse et une solitude que j’aime mieux présentement que tout le monde. Voilà un vrai lieu pour l’humeur où je suis : il y a des heures et des allées qui sont devenues l’humeur de ma mère, dont la sainte horreur n’est interrompue que par les horribles galanteries de nos cerfs[6], et je me trouve bien de cette solitude. Corbinelli est à Paris, les Coulanges[7] à Charenton ; je leur ai mandé tout ce que vous m’avez écrit d’elles. Il est vrai qu’on a dit un mot de Chantilly ; mais cela est tombé si court qu’il n’en est plus question. À propos de Chantilly, j’ai eu un grand chagrin pour le fidèle 1679 Hébert[8]. Gourville, qui vouloit qu’il lui découvrit tout ce qui se fait à l’hôtel de Condé, l’a attaqué sur certains revenants-bons des choses qu’il doit donner à chacun, et que l’on ne prend pas, qui lui ont fait un crime[9], quoique toujours cela se soit fait dans cette maison. Il s’est mêlé des ennemis et des envieux ; quoi qu’il en soit, il est dehors avec la douleur d’être seulement soupçonné[10] ; l’état où il est marque son innocence ; je ne l’en estime pas moins, je vous en assure, et je n’aurai point de repos que je ne l’aie replacé dans quelque bonne condition ou commission. Il a de l’esprit, il écrit à merveilles ; il a senti les injustices de la cour, comme le berger de la fable ; s’il trouvoit ma livrée dans son coffre : Doux trésors, diroit-il, je vous reprends[11].

J’ai reçu une lettre de Mme de Vins, qui me donne un rendez-vous à Pompone après Fontainebleau[12] ; je n’y manquerai pas. Mlle de Méri est digne de pitié ; j’envoie chez elle très-souvent, et je la verrai, quand j’irai des 1679 moments à Paris[13]. Le bon abbé se porte très-bien ici ; son Anglois lui guérit encore son rhume, en mettant je ne sais quoi dans son remède[14]. Si ce n’étoit la timidité qui reste après les grands maux, il iroit fort bien en Bretagne ; mais il est comme quand je me retirois à trois heures et demie, de peur du serein[15]. Il vous fait mille et mille compliments. Puisque vous trouvez votre chambre plus grande depuis que vous êtes à Lyon, vous approuverez que nous gardions la Carnavalette, puisqu’après tout vous serez maîtresse de faire tout ce que vous voudrez : ma fille, deux choses, votre santé et vos affaires, il n’y a que cela qui mérite vos soins et qui fasse marcher tout le reste. L’abbé de Grignan m’a mandé que les eaux lui font très-bien depuis six jours. Il n’étoit pas content d’abord, mais il est charmé des soins de tous ces hommes que vous haïssez tant.

Ma chère enfant, ne prenez pas garde à la longueur de cette lettre : je cause avec vous, et n’ai que cela à faire[16]. Je vous demande la grâce de ne vous point tuer pour moi, et que je n’aie point la douleur de contribuer à détruire une vie pour laquelle je donnerois la mienne. Je me suis purgée ; je prends présentement de cette eau ; j’observerai ce régime à toutes les fins des lunes : Mme de Lavardin m’a dit des merveilles de cette eau ; en effet[17], je m’en trouve fort bien, sans préjudice de l’eau de lin. Payez-moi tous ces soins, ma fille ; vous en savez le moyen. Mon fils m’écrit à tout moment : il fait très-bien aux états ; il se fait considérer. Je crains seulement qu’il ne soit un peu trop bon Breton. Il me parle de vous avec une tendresse extrême : je suis conciliante, et je lui dis que vous êtes son pigeon, et que vous l’aimez. Je dirai bien aussi toutes mes jolies sottises à votre Mme de Chatbriilant[18] : fiez-vous à moi[19]. Mon Dieu, que j’embrasse de bon cœur Mlles de Grignan ! N’ont-elles point bien des choses à me dire ? M. de Grignan tue-t-il bien ses perdrix ? M’aime-t-il toujours ? A-t-il soin de vous comme il me l’a promis ? Ma chère enfant, je suis toute à vous ; si je n’étois pas toute seule, mes lettres seroient plus courtes ; ne prenez pas ce mauvais exemple : c’est que je ne sais que faire.


  1. Lettre 738. 1. « On craint toujours, quand on aime comme je fais. » (Édition de 1734.)
  2. 2. « Que vous n’en soyez incommodée. » (Édition de 1754.)
  3. 3. « Stoïcien. » (Ibidem.)
  4. 4. « De tout ce que je vous ai dit. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « J’étois cependant si bien instruite de la sorte d’injustice que vous faisiez à un tel ami, et je la voyois tous les jours si clairement. » (Ibidem.)
  6. 6. « Il y a des heures et des allées dont la sainte horreur n’est interrompue que par les galanteries de nos cerfs. » (Ibidem.)
  7. 7. Les deux sœurs, Mmes de Coulanges et de Bagnols.
  8. 8. Il avait été à Mme de Sévigné, et placé ensuite à l’hôtel de Condé par Gourville. (Note de Perrin.) Voyez tome II, p. 171, et p. 128, note 2.
  9. 9. « Sur certains revenants-bons qui lui ont fait un crime. » (Édition de 1754.)
  10. 10. « Il est dehors pour avoir été seulement soupçonné. » (Ibidem.)
  11. 11. Voyez la fable du Berger et du Roi, par la Fontaine, livre X, fable x :

    Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
    L’habit d’un pasteur de troupeaux,
    Petit chapeau, jupon, pannetière, houlette,
    Et, je pense, aussi sa musette.
    « Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais
    N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge,
    Je vous reprends ; sortons de ces riches palais
    Comme l’on sortirait d’un songe »

  12. 12. La cour quitta Fontainebleau, pour aller à Saint-Germain, le 12 octobre. Voyez la Gazette du 14.
  13. 13. Les deux phrases qui commencent l’alinéa ne se trouvent que dans le texte de 1754.
  14. 14. « Dans son quinquina. » (Édition de 1754 — Son Anglois pourroit être le Schemit de la lettre précédente : voyez p. 28, note 12.
  15. 15. Le passage qui suit, jusqu’à : « L’abbé de Grignan, etc., » et la phrase qui termine l’alinéa, ne se trouvent que dans l’édition de 1734.
  16. 16. « Et c’est ma seule occupation. » {Édition de 1754.)
  17. 17. « Je prends maintenant de cette eau dont Mme de Lavardin m’a dit des merveilles, et j’observerai ce régime à toutes les fins de lune ; en effet, etc. » (Ibidem.)
  18. 18. C’est la leçon de 1734. Le texte de 1754 donne seulement « Mme de Chat… »
  19. 19. Voici quelle est, à partir d’ici, la fin de la lettre dans l’impression de 1754 : « Adieu, ma très-belle : je vous embrasse de bien bon cœur ; si je n’étois pas seule, mes lettres seroient plus courtes ; ne prenez pas ce mauvais exemple : c’est que je n’ai rien à faire. »