Lettre 741, 1680 (Sévigné)

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1679

741. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, mercredi 11e octobre.

J’attendois cette lettre du 1er avec bien de l’impatience : les pluies l’ont retardée ; voilà un des chagrins de l’absence, c’est qu’elle noircit toutes choses : je n’avois pas manqué d’imaginer tout ce qu’il y a de plus fâcheux et pour vous parler sincèrement, je ne puis être en repos sur votre santé : je ne crois point ce que vous m’en dites ; M. de Grignan même ne m’en dit pas un mot ; la pauvre Montgobert, à qui je me fie, est malade ; Mlles de Grignan n’en disent que ce qu’il vous plaît : ainsi je suis abandonnée à mon imagination. Vos jambes froides et mortes, dont vous vous moquez, au moins devant moi, me font une peine incroyable ; je ne trouve point que cela soit à négliger, et si j’étois à votre place, je suivrois l’avis de Guisoni, qui ne traite pas ce mal de bagatelle : je ferois le voyage qu’il vous conseille ; je prendrois mon temps ; je mettrois ce remède au rang de mes affaires indispensables, et je ne laisserois point mes pauvres jambes froides, mortes et dénuées d’esprits : je les voudrois ressusciter et réchauffer ; je voudrois enfin me soulager des cruelles douleurs qu’elles me font souffrir tous les soirs. Ce n’est pas vivre, ma chère enfant, que de vivre avec tant d’incommodités. C’est ce voyage-là que je vous ferois bien faire, si j’étois M. de Grignan, et que j’eusse autant de pouvoir sur vous qu’il en a. Enfin, vous croyez bien que je pense souvent à toutes ces choses, et qu’il n’y a nulle philosophie, nulle résignation et nulle distraction qui puissent m’en détourner. Je m’en accommode le mieux que je puis, quand je suis dans le monde ; mais de croire que cette pensée ne soit pas profondément gravée dans mon cœur, ah ! ma fille vous connoissez trop bien l’amitié pour en pouvoir douter. Et vous parlez de ma santé : c’est bien dit, de ma santé, car je me porte très-bien, je vous l’ai dit vingt fois ; vous vous occupez de ma santé, et moi je m’inquiète avec raison de votre maladie. Guisoni veut que je me fasse saigner, parce que la saignée lui fait du bien ; le médecin anglois dit qu’elle est contraire au rhumatisme, et que si j’ôte mon sang, qui consume les sérosités, je me retrouverai comme il y a quatre ans : lequel croirai-je ? Voici le milieu : je me purgerai à la fin de toutes les lunes, ainsi que j’ai fait depuis deux mois ; je prendrai de cette eau[1] et de l’eau de lin : c’est là tout ce qu’il me faut ; et ce qui me seroit encore meilleur, ce seroit votre santé. Voilà bien du discours, ma très-belle, sur un sujet qui n’aura pas manqué de vous ennuyer ; mais vous ne sauriez m’empêcher d’être uniquement occupée de l’état où vous êtes.


  1. Lettre 741. — 1. L’eau donnée par Mme de Lavardin. Voyez plus haut, p. 35.