Lettre 749, 1680 (Sévigné)

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1679

749. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, mercredi jour de la Toussaint.

Vous[1] devriez avoir reçu la lettre que je vous écrivis de Pompone avec Mme de Vins, dans le même paquet[2] ; mais vos orages ont tout dérangé. Que vous êtes excessifs en Provence ! tout est extrême, vos chaleurs, vos sereins, vos bises, vos pluies hors de saison, vos tonnerres en automne : il n’y a rien de doux ni de tempéré. Vos rivières sont débordées, vos champs noyés et abîmés, votre Durance a quasi toujours le diable au corps ; votre île de Brouteron très-souvent submergée. Enfin, ma fille, quand je songe à la délicatesse de la santé que vous opposez à tant de choses si violentes, je tremble ; 1679 et M. de Grignan, qui vous aime, ne tremble-t-il point aussi de tant d’inégalités[3] ? Pour moi, je ne puis me rassurer, voyant surtout que vous n’êtes pas disposée à recevoir le secours des remèdes les plus certains.

Je vis l’autre jour cette petite Mme de Nesmond[4] ; elle a été malade à l’extrémité de la poitrine ; elle revient à vue d’œil avec du lait d’ânesse le soir et le matin ; elle avoit une toux qui lui ôtoit la voix. Je ne vous dis pas d’en prendre, puisqu’il vous est contraire, qu’il vous dégoûte et vous déplaît ; mais je me plains, comme d’un très-grand malheur, que vous soyez privée d’un si sûr et si salutaire remède. Je regrette toujours le temps où je n’étois fâchée que de votre absence ; mais quelle circonstance de craindre comme je fais, et de craindre ce que je crains !

J’ai eu soin de Mlle de Méri, autant que je l’ai pu avec ma solitude de Livry, qu’il a fallu me laisser un peu goûter. Elle n’est plus abandonnée, elle me le disoit l’autre jour, et même que sa santé n’est pas si déplorée. M. et Mme de Moreuil[5], Mme de Saint-Pouanges[6], 1679 d’autres voisines, Mmes de Coulanges, Bagnols, Sanzei, tout cela tourne autour d’elle. Le chevalier en a soin aussi ; pour moi, j’y ferai mon devoir assurément, dès que je serai à Paris : quand nous ne serions pas aussi proches que nous sommes, et que le temps et le christianisme ne donneroient point l’envie de la secourir, faudroit-il autre chose que de savoir que cela vous plaît ? c’en seroit assez pour faire mille fois davantage. Soyez donc en repos là-dessus, ainsi que sur son état, qui est moins fâcheux qu’il ne l’étoit.

Je parlerai à M du Chesne de votre petit médecin, et nous lui ferons tuer quelques malades dans notre quartier[7], pour voir un peu comme il s’y prend : ce seroit. dommage qu’il n’usât pas du privilége qu’il a de tuer impunément[8]. Ce n’est pas que la saison ne soit contraire aux médecins. Le remède de l’Anglois, qui sera bientôt public[9], les rend fort méprisables avec leurs saignées et leurs médecines[10].


1679 Mon fils est tristement aux Rochers ; il dit que le premier soir, quand il se trouva tout seul dans mon appartement, avec les clefs de mes cabinets qu’on lui donna, il fut saisi d’une pensée si funeste, et cela ressembloit tellement à une chose qui arrivera quelque jour, qu’il se mit à pleurer comme quand le bon abbé recevoit Notre-Seigneur. Il m’assure fort qu’il n’épousera point la petite personne dont je vous ai parlé[11] : tout le monde me mande pourtant qu’il y a de la ravauderie entre eux ; il veut aller chez Tonquedec[12], qui n’est qu’à deux lieues de la belle : toute la province en parle, et trouve sa conduite la plus mauvaise du monde. Il me persuade qu’il n’a point d’envie de faire une sottise ; mais comme il est foible, et qu’il me mande tous les jours qu’il est différent de lui-même, qu’il est deux ou trois hommes tout à la fois, je lui dis que le plus sûr est de ne point s’exposer à voir cette fille chez elle ; qu’il est dangereux de tenter Dieu, qu’il ne faut qu’un malheur, et que pendant qu’un de ces hommes seroit pris pour dupe, l’autre maudiroit le jour et l’heure d’un si ridicule accouplement, mais qu’enfin il n’y auroit plus de remède : quoi qu’il puisse en être, je n’aurai rien sur mon cœur, puisque j’ai dit, en vérité, tout ce qui se peut dire là-dessus, et tous nos amis aussi. J’ai une extrême curiosité de savoir ce que répondra Mlle de Grignan sur la proposition qu’on vous doit faire. Ne les empêchez point, je vous prie, de me venir toutes deux sauter au cou, ni le petit marquis, ni Pauline ; je les reçois et les embrasse de tout mon cœur. Pour M. de Grignan, je lui demande pardon du mal que j’ai dit de son pays ; je ne vois que des furies depuis que vous y êtes. Je lui ferai des excuses, quand il me parlera des beaux jours que vous aurez à Lambesc, et que j’ai admirés moi-même comme les autres. Je lui recommande sa chère femme.


    l’Anglois, qui sera bientôt public, rend les médecins fort méprisables, etc. (Édition de 1754.)

  1. Lettre 749. — 1. Dans l’édition de 1734, deux des paragraphes de cette lettre : le premier (moins la dernière phrase, que cette édition ne donne pas) et le quatrième, sont à la date du 10 octobre 1677 (voyez tome V, p. 348, note 15). Le commencement est un peu différent : « Vous devriez avoir reçu trois de mes lettres, ma chère fille ; mais vos orages, etc. » À la cinquième ligne, cette même impression de 1734 supprime les mots : « vos bises, vos pluies hors de saison ; » deux lignes plus loin, elle donne : « vos champs noyés ou brûlés et réduits en cendre. »
  2. 2. Voyez la lettre du 13 octobre précédent, p. 47.
  3. 3. « M. de Grignan, qui vous aime, n’est-il point effrayé aussi de cette grande inégalité ? » {Édition de 1754.)
  4. 4. Marguerite de Beauharnois, fille unique de Mme de Miramion (voyez la lettre du 31 janvier 1689). Née en 1646, elle épousa en 1660 Guillaume de Nesmond, maître des requêtes, reçu en survivance de la charge de président à mortier au parlement. « Devenue veuve, dit Saint-Simon (tome I, p. 321), elle se fit dévote en titre d’office et d’orgueil, sans quitter le monde qu’autant qu’il fallut pour se relever sans s’ennuyer… Ce fut la première femme de son état qui ait fait écrire sur sa porte : Hôtel de Nesmond. On en rit, on s’en scandalisa, mais l’écriteau demeura et est devenu l’exemple et le père de ceux qui de toute espèce ont peu à peu inondé Paris. C’étoit une créature suffisante, aigre, altière, en un mot une franche dévote, et dont le maintien la découvroit pleinement. »
  5. 5. Voyez une note de la lettre du 8 juillet 1685.
  6. 6. Marie de Berthemet, fille de Laurent de Berthemet, maître des comptes, femme de Gilbert Colbert, marquis de Saint-Pouanges, secrétaire des commandements et finances de la Reine, cousin du ministre et neveu du chancelier le Tellier. Voyez la lettre du 12 juin 1680.
  7. 7. « À qui nous donnerons dans notre quartier quelques malades à tuer. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Voyez la réception d’Argan, dans le Malade imaginaire, IIIe intermède :

    Dono tibi et concedo
    Virtutem et puissanciam
    … occidendi
    Impune per totam terram.

  9. 9. Voyez tome V, p. 559, note 1. — Avant d’être rendu public, le remède anglais fut communiqué au premier médecin de Louis XIV. « Le Roi, convaincu de. la bonté de ce remède, l’a acheté, et c’est un secret dont M. d’Aquin, premier médecin de Sa Majesté, est présentement possesseur. » (Mercure galant d’octobre 1679, p. 169.)
  10. 10. « Ce n’est pas que la saison ne soit contraire. Ce remède de
  11. 11. Voyez la lettre du 25 octobre précédent, p. 66.
  12. 12. Tonquedec habitait probablement la terre dont il portait le nom ; elle se trouve en basse Bretagne, près de Plouaret (Côtes-duNord, arrondissement de Lannion).