Lettre 771, 1680 (Sévigné)

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1680

771. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 12e janvier.

Je vous conjure, ma chère fille, de ne point vous raccommoder avec cette écritoire ennemie, qui suffit pour vous épuiser ; persuadez-moi que vous songez à vous conserver, et que ce n’est point par l’excès de la nécessité que vous retranchez cette terrible écriture, mais par un dessein[1] ferme et constant d’être appliquée à éviter ce qui vous est mauvais : ayez un peu soin de ma vie[2], en ménageant la vôtre. Je vous mandois avant-hier comme Mme de Schomberg vous ordonnoit[3] de mettre du miel de Narbonne, au lieu de sucre, dans votre café. J’ai trouvé par hasard du Chesne, qui n’approuve aucune façon d’être au café : c’est une haine[4] ; vous en essayerez.

Si celle de M. de Grignan pour moi pouvoit être apaisée par l’approbation que je donne au billet qu’il a écrit à Mme de Coulanges, vous ne perdriez pas[5] cette occasion de me raccommoder avec lui. Je n’ai jamais rien vu de pensé comme la fin de ce billet, ni tourné si galamment : elle en est[6] encore plus charmée que moi ; et M. de la Trousse, qui se trouva chez elle par le plus grand bonheur du monde[7], a surmonté sa froideur pour l’admirer : ce fut lui qui me le fit envoyer hier au soir. Le vôtre à Mme de Coulanges est très-bon, mais tout est effacé par l’autre[8]. Voyez ce que vous pourrez faire de ceci pour réparer mes injustices[9] : il y faut joindre le fond de mon cœur, qui mérite toujours qu’on excuse tout ; car à bien traduire tout ce que j’ai dit, c’est de l’amitié, c’est de l’intérêt, c’est de l’estime[10] pour un nom et pour une maison qu’il devroit honorer plus que je ne l’honore, et je la considère mille fois plus qu’il ne fait[11] ; c’est le contre-coup de bien des choses, qui retombe sur cette personne que j’aime si passionnément, et qu’il aime aussi ; mais comme ce n’est[12] que comme lui-même, et qu’il se traite si mal, ce n’est pas assez, on n’en est pas content, et l’on voudroit bien lui inspirer plus de sensibilité, et pour lui, et pour elle : voyez ce que votre adresse peut faire de tant de bons matériaux ; car en vérité j’ai senti quelque douleur d’être brouillée avec un homme qui écrit si bien. Je voudrois savoir où il prend ces sortes de pensées et ces tours nobles et galants, qui font d’une satire la chose du monde la plus obligeante. Pendant que je suis sur les lettres, il faut dire un mot de celle de Pauline au Coadjuteur. Je vous dis que j’ai peur qu’elle ne fasse honte à ses parents ; je n’ai jamais vu une petite personne si bien appelée : en attendant qu’elle nous fasse rougir, je l’aime et l’embrasse de tout mon cœur ; 1680 réjouissez-vous de son joli esprit naturel. Il me semble que l’amitié du marquis est considérablement diminuée pour moi ; demandez-lui[13].

Le Roi fait des libéralités immenses ; en vérité, il ne faut point se désespérer : quoiqu’on ne soit pas son valet de chambre, il peut arriver qu’en faisant sa cour, on se trouvera sous ce qu’il jette. Ce qui est certain, c’est que loin de lui tous les services sont perdus : c’étoit autrefois le contraire. Je fus hier tout le soir chez M. et Mme de Pompone ; nous avions été, Mme de Vins et moi, chez la comtesse de Roye[14], sur la mort du vieux Rouci[15]. Vraiment vous êtes intimement aimée et estimée dans cette maison ; je parlai[16] de ce que vous me mandez sans cesse d’eux ; leur reconnoissance est bien égale à l’intérêt que vous prenez à leur mauvaise fortune. M. de Pompone aura besoin de toute sa raison pour oublier parfaitement ce pays-là, et pour reprendre la vie de Paris. Savez-vous bien qu’il y a un sort dans ce tourbillon, qui empêche d’abord de sentir le charme du repos et de la tranquillité ? Puisqu’il est de cet avis, il faut en croire sa solide sagesse. 1680 Il reçoit son argent, et paye ses dettes : ce mouvement renouvelle la tristesse, et fixe son état. Je suis bien assurée que la destinée de Mme de Vins, enveloppée dans la sienne, fait son véritable ennui ; c’est un sentiment fort naturel, et dont elle est bien digne par les sentiments qu’elle a de son côté[17] : je n’ai jamais vu tant de bonnes choses qu’il y en a dans cette maison. Nous parlâmes fort de Mme de Richelieu, qui renouvelle de jambes, et qui n’ayant pas le temps présentement de dormir et de manger, doit craindre[18] la destinée d’une personne qui avoit plus d’esprit qu’elle, et plus accoutumée au bruit ; car avant que Mme de Montausier[19] fût au Louvre, l’hôtel de Rambouillet étoit le Louvre ; ainsi elle ne faisoit que changer d’agitation. On attend à tout moment le nom de la dame d’honneur de Mme la princesse de Conti : il est temps, elle sera mariée mardi.

Votre pigeon[20] n’est point dévoré du desir de faire sa cour ; il est chez Tonquedec, où il se réjouit : je cache tout sous les affaires que nous avons à Nantes ; mais M. de la Trousse me gronde amèrement de lui donner de tels emplois. Il y a bien longtemps qu’ils seroient finis, s’il avoit voulu ; mais enfin il n’y paroîtra pas dans quinze jours. Il faut lui donner une louange[21], c’est que quand il est ici, il y fait assez bien son petit personnage[22] : il plaît, et on le trouve de bonne compagnie.

À propos, le pauvre Pomenars fut taillé avant-hier 1680 avec un courage héroïque[23]. Mme de Chaulnes m’a donné l’exemple de l’aller voir : sa pierre est grosse comme un petit œuf ; il caquette comme une accouchée ; il a plus de joie qu’il n’a eu de douleur. Maurel[24] fut aussi taillé il y a un mois. Mais pour accomplir la prophétie de M. de Maillé, qui disoit un jour à Pomenars qu’il ne mourroit jamais sans confession, il a été devant cette opération[25] à confesse au grand Bourdaloue. Ah ! c’étoit une belle confession que celle-là ! Il y fut quatre heures : je lui ai demandé s’il avoit tout dit ; il m’a juré qu’oui, et qu’il ne pèse[26] pas un grain ; car il a tout dit, et vous savez qu’il n’est question que de cela : il n’a point langui du tout après l’absolution ; tout cela s’est fort bien passé : il y avoit huit ou dix ans qu’il n’y avoit été[27], et c’étoit le mieux. Il me parla de vous, et ne pouvoit se taire, tant il est gaillard. Je ferai vos compliments à cet autre homme toujours si satisfait[28], et dont on peut dire qu’il a des ressources d’espérances qui sentent fort une des loges que vous savez ; mais a cela près, il a vraiment 1680 bien de l’esprit ; sa fille[29] vous plairoit. Ma fille, je cause, et ne vous dis aucune nouvelle, parce que je n’en sais point. M. d’Hanovre[30] est mort à Venise, et voilà sa femme[31] établie ici avec fort peu de bien, et trois petites filles : c’est M. d’Osnabrucks[32] qui succède. Mme de Meckelbourg est logée à la rue Taranne, où étoit la Marans : cela ne ressemble guère à l’hôtel de Longueville[33]. Je vous ai parlé de toutes les beautés, de toutes les étrennes : Fontanges en a donné pour vingt mille écus, sans que la pensée lui soit venue de faire un présent à Mme de Coulanges, qui a pris mille peines pour les présents qu’elle a faits aux autres ; son étoile est assez plaisante sur tout ; car les choses les plus aisées à comprendre sont devenues inconcevables. Ma très-chère, ne me répondez rien à toutes ces bagatelles : cela ne vaut quasi pas la peine d’être lu ; conservez-vous, écrivez peu ; dites-moi un mot de cette colique qui est toujours de conséquence : il y a deux mois que vous ne m’en avez rien dit, quoique je vous en aie priée ; ne l’oubliez plus[34]. Mme de Vauvineux me mande qu’elle ne permettra point que sa fille fasse réponse à Mlle de Grignan, que Monsieur le Coadjuteur ne la lui ait faite. La mère Guémené avoit promis de revenir de la campagne pour la mener[35] à Saint-Germain : elle la fait languir, peut-être malicieusement. Voilà pourtant un bon temps pour elle, elle n’y trouveroit ni les Soubises, ni les Luynes[36]. La petite vérole est encore chez cette dernière à une de ses petites filles.

Le bon abbé vous remercie de vos bons souhaits c’est une chose qui vient si naturellement, d’en faire au commencement de l’année, qu’il ne faut point se révolter contre cette bonne coutume ; il vaut mieux y ajouter encore de vous souhaiter d’entendre de meilleurs sermons. Ceux dont vous parlez font crever de rire. J’embrasse Mlles de Grignan, et leur fais aussi mille souhaits pour cette année ; je n’ose hasarder qu’une révérence à Monsieur le Comte. Je suis toute à vous, ma chère enfant ; je ne puis jamais vous dire autre chose tant que je vivrai.


  1. Lettre 771. — 1. « …qui suffit pour vous épuiser, et que ce ne soit pas seulement par l’excès de la nécessité, mais par un dessein, etc. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « Vous aurez soin de ma vie. » (Ibidem.)
  3. 3. « Vous conseilloit. » (Ibidem.)
  4. 4. « C’est une aversion. » (Ibidem.)
  5. 5. « Si M. de Grignan est fâché contre moi, et que l’approbation que je donne au billet qu’il a écrit à Mme de Coulanges puisse l’adoucir, j’espère que vous ne perdrez pas, etc. » (Ibidem.)
  6. 6. « Ni qui soit tourné si galamment : Mme de Coulanges en est, etc. » (Ibidem.)
  7. 7. Dans l’édition de 1754 il y a simplement : « qui se trouva chez elle. »
  8. 8. « Par celui de M. de Grignan. » (Édition de 1754)
  9. 9. Voyez plus haut, p. 173 et 174.
  10. 10. « C’est de l’amitié, c’est de l’intérêt, c’est du respect et de l’estime, etc. » (Édition de 1754.)
  11. 11. Ce dernier membre de phrase n’est pas dans le texte de 1754.
  12. 12. « Mais puisque ce n’est. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « En attendant qu’elle nous fasse rougir, je l’embrasse de tout mon cœur, et je me réjouis avec vous de son joli esprit naturel. Il me semble que le petit marquis ne m’aime plus comme il faisoit ; demandez-lui si je me trompe. » (Édition de 1754.)
  14. 14. Isabelle de Durfort Duras, femme de Frédéric-Charles de la Rochefoucauld, comte de Roye, morte en 1715. Voyez tome IV, p. 55, note 12.
  15. 15. « Pour lui faire compliment sur la mort du vieux Rouci. » (Édition de 1754.) — François de la Rochefoucauld, dit de Roye, comte de Rouci, mort le 3 janvier 1680, à Rouci, en Champagne, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Voyez également tome IV, p. 55, note 12. — La Gazette du 13 janvier, en annonçant sa mort, rappelle que Charles de la Rochefoucauld, son père, était fils de François, comte de la Rochefoucauld, et de Charlotte de Roye, comtesse de Rouci, sœur d’Éléonore de Roye, princesse de Condé.
  16. 16. « Je fis mention. » (Édition de 1754.)
  17. 17. « Par ce qu’elle pense de son côté. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « …ni de manger, doit craindre enfin. » (Ibidem.)
  19. 19. Julie-Lucie d’Angennes, duchesse de Montausier, fut gouvernante de Monseigneur, et ensuite première dame d’honneur de la Reine. (Note de Perrin.)
  20. 20. « Votre frère. » (Édition de 1754.)
  21. 21. « Il est vrai qu’il n’y paroîtra pas dans quinze jours, et qu’il faut donner à mon fils une louange. » (Ibidem.)
  22. 22. « Son personnage. » (Ibidem.)
  23. 23. « À propos, ce pauvre Pomenars fut taillé avant-hier, et souffrit cette opération avec un courage héroïque. » (Édition de 1754.) — Sur Pomenars, voyez tome II, p. 295, note 2.
  24. 24. Est-ce le même dont il a été question vers la fin de la lettre du 6 mai 1676 (tome IV, p. 439) ? — Il y avait un musicien de ce nom (Journal de Dangeau, tome I, p. 409). Il y avait encore, en 1663, parmi les conseillers du parlement de Provence, un Maurel, dont une note secrète envoyée à Colbert parle ainsi : « Homme qui n’a pas plus de quarante ans, quoiqu’il soit déjà de la grand’-chambre ; mais c’est un des hommes du parlement des plus capables de service et intelligent. » (Correspondance administrative sous Louis XIV, tome II, p. 95.) — Cette petite phrase n’est pas dans le texte de 1754, qui reprend ainsi : « et pour accomplir, etc. »
  25. 25. « Avant l’opération. » (Édition de 1754.)
  26. 26. « Pesoit. » (Ibidem.)
  27. 27. « Qu’il ne s’étoit confessé. » (Ibidem.)
  28. 28. Bussy. — Toute cette phrase manque dans l’édition de 1734.
  29. 29. La marquise de Coligny.
  30. 30. Jean-Frédéric de Brunswick, duc de Hanovre, mort le 27 décembre 1679. Voyez tome IV, p. 61, note 6.
  31. 31. Bénédicte-Henriette-Philippine, fille de la Palatine. On voit dans le Journal de Dangeau (tome I, p. 209) que sur la demande de Monsieur le Duc, son beau-frère, le Roi lui fit, en août 1685, une pension de douze mille francs, dont elle avait besoin pour subsister. Quoiqu’elle fût sans biens, ses filles ne manquèrent pas d’établissements. L’aînée épousa le duc de Modène, et la troisième fut mariée avec Joseph, roi des Romains, qui devint empereur d’Autriche en 1705. La duchesse de Hanovre mourut à Asnière, près de Paris, le 12 août 1730. (Note de l’édition de 1818.) — Voyez également tome IV, p. 61, note 6.
  32. 32. Ernest-Auguste de Brunswick. Il était évêque d’Osnabruck depuis 1662 et devint le premier électeur de Hanovre en 1692. Voyez encore tome IV, p. 61, note 6.
  33. 33. Où Mme de Mecklenbourg était logée en 1673 : voyez tome III, p. 227.
  34. 34. Ces deux derniers membres de phrase, depuis : « il y a deux mois, etc., » manquent, ainsi que toute la phrase suivante, dans l’édition de 1754.
  35. 35. « Pour mener sa belle-fille. » (Édition de 1754.)
  36. 36. Voyez la lettre du 6 décembre précédent, p. 119-121. — La lettre finit ici dans l’impression de 1754.