Lettre 773, 1680 (Sévigné)

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1680

773. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 19e janvier.

Ce n’est point une feuille que je demande, c’est une page que j’ai voulu dire, c’est une ligne, c’est enfin ce qui ne vous peut faire aucune incommodité. Si vous êtes mal, ma chère enfant, vous êtes incapable d’écrire ; si vous êtes bien, tenez-vous tranquille, et craignez de retomber. Quand le temps est doux ici, je pense qu’à Aix il est encore plus doux ; mais cet air doux est trop subtil, et il vous incommode quelquefois comme la bise. Quand vous vous promenez par ces beaux jours que je connois, y portez-vous cette douleur et cette pesanteur ? N’êtes-vous jamais sans plus ou moins de cette incommodité ? J’admire comme on peut tourner uniquement sur une pensée, et comme tout le reste me paroît loin : c’est bien précisément cette lunette qui approche et qui recule les objets[1].

Il faut que je vous remercie de vos jolies étrennes ; elles sont utiles, je suis ravie de les avoir, et le temps viendra que je vous en remercierai tous les jours intérieurement. Si elles changent un peu de couleur, je n’en

1680 tirerai point de fâcheuses conséquences pour votre amitié : il n’en est pas de même de mes misérables petites étrennes ; dès que je ne vous aimerai plus, elles deviendront vertes comme du pré ; observez-les bien, ma fille, je me suis livrée à cette marque indubitable et sans que je prenne le soin de vous parler jamais de mon amitié, vous en saurez la vérité. Je vous remercie donc de votre joli présent, et je reçois comme une marque de votre tendresse le cas que vous faites du mien, quoique petit et inutile. Voilà les seuls chagrins que me donne ma médiocre fortune ; mais ils ne sont pas médiocres comme elle : j’en suis pénétrée, et je regarde l’abondance de Mme de Verneuil comme un plaisir fort au-dessus de sa principauté[2]. Je viens de lui écrire ; je n’y avois pas encore pensé. Je n’ai point vu M. de Gordes ; j’irai le chercher. Au reste, vous n’avez pas bien chaussé vos besicles sur les prophéties que vous faites : vous verrez toujours Mmes de Créquy et de Richelieu dames d’honneur ; ce choix est trop bon pour leur donner des compagnes ; jamais le Roi n’a eu dessein de donner les entrées et les honneurs[3] à Mme de Soubise, et c’est pour l’avoir cru et l’avoir dit, qu’elle est à Paris ; car lorsqu’elle trouva dans l’explication que tout cela se réduisoit à une augmentation de pension de dix mille francs, elle se plaignit et parla : voilà ce qui nous a paru. Les bons offices de ce pays-là n’ont pas manqué d’être placés généreusement 1680 pendant son absence. Elle se cache, afin qu’au moins on ne la fasse plus parler. Mais cette rougeole imaginée, et cette parfaite solitude, ne nous plaît pas, à nous autres spectateurs. On croit pourtant que tout s’adoucira ; mais voilà une belle noce dont elle n’a point été ; c’est quelque chose à une personne qui ne comprend pas qu’on puisse vivre ailleurs qu’à la cour.

M. de Marsillac est si extrêmement occupé et de sa cour et de sa chasse, qu’il est comme embevecido[4] ; il ne répond ni aux billets de M. de la Rochefoucauld, ni à ceux de Langlade, qui lui écrit pour ses propres affaires à lui Marsillac : de sorte qu’il faut comprendre ce tourbillon, et que si M. de Grignan veut venir dîner avec lui et lui donner les moyens de le servir, c’est alors qu’il retrouvera son ancien ami[5] ; c’est de quoi son père m’assure tous les jours en vous faisant mille amitiés, et en demandant de vos nouvelles avec un soin très-obligeant. Mme de la Fayette y mêle encore plus de tendresse, à cause de votre ancienne et nouvelle amitié. Celle de Mme de Vins me paroît bien véritable ; elle vous conjure de ne lui point écrire : il faudroit en vérité ne vous guère aimer, pour vouloir contribuer au mal que cela vous fait. Quand je vais chez M. de Pompone, ce n’est plus, comme vous savez, que chez le plus honnête homme du monde ; ce n’est plus chez un ministre. On ne lui a pas encore donné sa somme entière. Je crois que Mme de Vins ira bientôt à Saint-Germain ; Mme de Richelieu l’a souhaité ; je la plains : ce voyage sera triste pour elle ; je ne m’accoutume point à cette disgrâce.

Mon fils ne m’écrit point, il n’est pas encore revenu à Nantes : j’avois jusqu’ici tout mis sur mon compte, en disant qu’il achevoit mes affaires[6] ; mais je commence à succomber aux reproches amers de M. de la Trousse, qui me dit que je devrois donc lui faire vendre sa charge pour vaquer à celle de mon intendant. Je suis persuadée que mon fils reviendra lorsque j’y penserai le moins, et qu’au bout de huit jours il n’y paroîtra plus. Les dames de Madame la Dauphine et sa maison partent jeudi 25e pour Sélestat[7]. Le chevalier a été à la noce ; il ne tiendra qu’à lui de vous faire de beaux récits. La belle Fontanges n’y parut point ; on dit qu’elle est triste de la mort d’une petite personne[8]. Adieu, ma très-belle et très-aimable : j’embrasse vos enfants et les miens, et ceux de M. de Grignan.


  1. Lettre 773 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Voyez la lettre du 6 octobre 1675, tome IV, p. 163 et 164.
  2. 2. Voyez tome II, p. 52, note 1. — Mme de Verneuil, d’après Saint-Simon, eut même les honneurs de princesse du sang, mais en 1692 pour la première fois. « De son second mari, elle n’eut point d’enfants et devint princesse du sang longtemps après sa mort (la mort de son mari, 1682), à titre de sa veuve. Le Roi en prit le deuil (de Mme de Verneuil) pour quinze jours, mais il ne lui fit faire aucun honneur particulier à ses obsèques. » Saint-Simon, tome IV, p. 281 ; voyez encore le tome I des Mémoires, p. 31.
  3. 3. Le texte de 1754 ajoute : « de cette place. »
  4. 4. Embevecido, embebecido, « ravi, enivré, absorbé. » Nous retrouverons ce mot espagnol dans la lettre du 17 mars suivant. Mme de Sévigné a écrit embeuecido et les premiers éditeurs, faisant de son u un n, ont donné embenecido.
  5. 5. « …ni à ceux de Langlade, quoiqu’il s’agisse de ses propres affaires. Ce n’est pas que si M. de Grignan veut venir dîner avec lui, ou lui donner les moyens de le servir, il ne retrouve alors son ancien ami. » (Édition de 1754.)
  6. 6. Voyez la lettre du 12 janvier précédent, p. 188.
  7. 7. « Le 25e de ce mois, les principaux officiers de la maison de Madame la Dauphine partirent d’ici pour aller au-devant d’elle jusqu’à Schlestat. Le Roi y a envoyé en même temps cent gardes du corps… et plusieurs officiers de sa maison, conduits par le sieur de Rieux, maître d’hôtel ordinaire. » (Gazette du 27 janvier.)
  8. 8. Mlle de Fontanges avait perdu l’enfant dont elle venait d’accoucher.